Voici venu le moment que je redoutais depuis plusieurs semaines. Je dois quitter cette usine et vous faire mes adieux. Je ne vous ferai pas un long discours, pourtant il me semble impossible de vous quitter sans évoquer ce qui a été une grande partie de ma vie pendant vingt-sept ans.
C’est en effet à fin juillet 1940 que je suis arrivé à Argenton et que j’ai commencé› à travailler à la Société GRAVEREAUX. J’étais installé à l’époque, près du vieux pont, dans l’actuelle teinturerie, et je tenais le stock replié de Boulogne dans un magasin ouvert à tous vents, puisqu’il n’y avait plus un seul barreau.
Puis, ce fut la rue Rosette où nous avons commencé à produire des chemises en travaillant pour les clients de la zone dite non-occupée. Il y avait là déjà Odette VERGNE, Jacqueline DUQUESNAY, Josette SUIN, Madame VINCENT, Mme DESIROT
C’est de cette rue Rosette où j’habitais jeune marié que j’ai cherché à monter ces ateliers, ces usines. Ce furent successivement la création de l’atelier de Levroux, de Châtillon, puis l’installation dans l’ancienne usine Lamelle, la S.O.G.E.C. qu’il fallut moderniser. Depuis la libération, depuis 1946, sans cesse il a fallu grandir, moderniser, équiper, construire, réparer l’usine de la rue Charles Brillaud, Scévolle, St-Gaultier, La Souterraine, les Baignettes, sans compter les ateliers repris.
Que de souvenirs nous pourrions évoquer ensemble. Que de souvenirs me reviendront à l’esprit dans les années que je vais maintenant passer loin de vous!
Ces voyages, ces fêtes, ces inaugurations, ces anniversaires, que sais-je? Beaucoup d’entre vous les voient défiler dans leur esprit pendant que je parle. Soyez assurés que je n’oublie rien et que je saurai me souvenir de vous tous, et plus particulièrement de ceux avec qui j’ai travaillé pendant de longues années.
Bien sûr, tout ne s’est pas passé sans difficulté. Il a fallu travailler dur de votre côté, et moi me faire beaucoup de soucis, mais il y eut toujours cette confiance que j’ai souvent senti, et que vous m’avez manifestée. J’évoquerai en passant l’inondation de 1960 où beaucoup ont travaillé avec acharnement pour sortir notre usine de la boue. D’autres évènements que je ne veux pas rappeler, mais qui toujours m’ont montré que je n’étais pas coupé de vous.
J’ai lutté depuis des années pour ce que je considérai, peut-être avec trop d’orgueil, comme mon œuvre, se développe pour qu’Argenton tout entier puisse en profiter. Malheureusement, je me suis heurté à des oppositions telles que je n’ai pu imposer mon point de vue.
Nous sommes arrivés à ces évènements douloureux que nous avons vécus ensemble pendant six mois. Dès le début de 1967, je me suis rendu compte que ma famille ne pourrait rester à la tête de cette affaire, mais qu’il fallait que ce qui avait été construit soit maintenu. J’ai donc cherché, en faisant abstraction de mes intérêts à en passer la direction à une affaire puissante qui pourrait maintenir ce que nous, la famille GRAVEREAUX, ne pouvions, par nos discordes, continuer à diriger.
J’ai lutté, lutté, jour après jour, pour qu’il en soit ainsi, et je dois vous dire que si je suis terriblement triste aujourd’hui en vous quittant, j’ai la ferme conviction que la solution adoptée et réalisée est la meilleure. Elle sauvegarde le TRAVAIL dans cette usine, dans ce pays, et je ne regrette rien puisqu’il ne pouvait y avoir une issue meilleure.
Vous avez été inquiets, vous avez chômé, vous avez été angoissé, je l’ai été avec vous, pour vous.
C’est avec beaucoup de difficultés, beaucoup d’émotion que je prononce ces quelques paroles. Je vous remercie de la confiance que vous m’avez accordée, du travail que nous avons fait ensemble et je m’excuse de la peine, du mal que j’ai fait à certains d’entre vous, à certains qui ont dû quitter cette entreprise. J’ai toujours agi en pensant à ce que je croyais être le bien de l’entreprise et vous ne pouviez pas toujours me comprendre. Le passé est le passé. Je voudrais résumer ce que vous avez été pour moi au cours de ces vingt-sept ans, à ceux qui sont présents aujourd’hui, à ceux qui sont partis, à ceux qui sont morts, à ceux que j’ai même renvoyés. J’étais attaché à vous tous, souvent de loin, mais essayant toujours de faire ce que je pouvais pour vous, individuellement ou collectivement.
De tout ce travail qui a été fait, il restera des traces, car jamais rien n’est perdu. Je serai toujours heureux d’apprendre que tel ou telle aura fait son chemin ici ou ailleurs, et j’espère qu’où je vivrai, je ne sais encore où j’atterrirai, j’aurai de bonnes nouvelles de vous tous.
Avant de vous quitter, je veux remercier les membres du Comité d’Entreprise et les délégués du Personnel de leur collaboration, de leur compréhension, particulièrement au cours de ces derniers mois où tout était si difficile. Ce sont eux qui vous ont défendu, parfois durement, mais toujours loyalement. J’ai trop de souvenirs pour parler de ceux qui ont été mes compagnons de travail pendant toutes ces années, et si je ne les nomme pas ici, c’est qu’il y en aurait une liste interminable. Soyez assurés que si je ne parle pas individuellement à beaucoup d’entre vous, c’est que l’émotion est trop grande pour moi, mais soyez assurés que vous êtes dans mes pensées et que vous y resterez longtemps encore.
J’ai toujours rejeté de m’attarder sur le passé, c’est l’avenir qui est devant nous, c’est l’avenir que vous construisez avec vos nouveaux dirigeants. De mon côté, j’essaierai de reconstruire ma vie.
Avant de vous quitter, il m’est donné une dernière joie : celle de décorer un grand nombre d’entre vous, de leur remettre un diplôme pour les années passées dans la profession à la S.O.G.E.C. ou ailleurs. Ce sont eux qui m’entourent aujourd’hui. J’ai passé vingt-sept ans dans cette entreprise. Croyez que je la quitte aujourd’hui avec tristesse, mais plein d’espérance dans un avenir heureux.
Je sais que vous avez tenu à m’offrir un souvenir. Je ne sais pas quel il est, mais je sais qu’il me sera cher, me rappelant vous tous, me rappelant le travail que nous avons fait ensemble. Merci de ce geste, merci de participer à ma peine.
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