L’Illustration – Noël 1907

En décembre 1907, L’Illustration publie, pour la première fois, une partie de sa revue en couleur; cette section est alors consacrée à la Roseraie de L’Haÿ…

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LE PARADIS DES ROSES

UN jour que Vichnou se laissait aller voluptueusement au l’eau, il vit tout à coup s’ouvrir un lotus. Du calice sortit Brahma qui le conviait à admirer sa fleur, la plus belle, la plus douce, la plus odorante de toutes.

—        La plus belle fleur, répliqua Vichnou, croît en mon paradis. Elle est pâle comme la lune, et son parfum surpasse tous les parfums.

Brahma sourit.

—        Si tu dis vrai, je te cède mon rang parmi les dieux.

Lentement, comme il convenait à leur majesté, tous deux se mirent en route; le lendemain, ils arrivaient au paradis de Vichnou. Ce dernier conduisit alors son auguste visiteur sous une voûte de nacre abritant des lourdes pluies, tout en lui ménageant les caresses de la brise et du soleil, une fleur d’un rose merveilleux, à l’odeur si suave et si pénétrante que l’atmosphère en semblait imprégnée.

—        Voici, déclara-t-il, la plus belle fleur de tous les paradis.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p1-2_wpAu même instant, la rose se penchait vers lui, et ses pétales s’écartaient délicatement pour livrer passage à Lakshmi, qui s’agenouilla en murmurant :

—        Envoyée du cœur de la rose pour être ta femme, je viens récompenser ta fidélité et ta loyauté.

Vichnou releva sa fiancée et la présenta à Brahma qui tint aussitôt sa promesse.

—        Désormais, dit-il, Vichnou sera le premier des dieux, car il est vrai que dans son paradis croît la plus belle fleur qu’œil ait jamais contemplée.

Un oiseau porta la nouvelle au lotus. Aussitôt la fleur de Brahma prit cette teinte verdâtre de l’envie qui, depuis, n’a cessé de ternir la pureté de ses pétales tandis que la rose mariée continue à s’épanouir aussi belle et aussi parfumée…

On ne nous apprend guère ce conte d’Asie, et bien peu d’entre nous prendraient plaisir, comme l’Hindou, à contempler, durant des heures, presque religieusement, des fleurs. Cependant nous avons tous, plus ou moins, rêvé des bosquets de Sémiramis et des roses d’lspahan. En voyant une Gloire de Dijon enguirlander quelque rustique balcon, en admirant un opulent Crimson Rambler égrener ses cascades rutilantes au coin d’une pelouse relevée de corbeilles où s’alignent, raides et compassés, des rosiers de collection, nous avons souhaité je ne sais quel cadre où ces roses de toutes nuances et de toutes splendeurs s’épanouiraient en liberté avec la profusion des fleurs sauvages. Et notre imagination s’est plu, sans doute, à placer ce décor sur les rives du Bosphore, devant les temples de l’Inde, ou dans quelque coin mystérieux de la Chine et du Japon. Nous l’y chercherions en vain; mais ce parterre de fée existe aux portes de Paris, caché sur les coteaux verdoyants qui dominent, près de Bourg-la-Reine, la vallée d’Arcueil. Et le paradis de Vichnou lui-même n’égala jamais la roseraie de l’Hay.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p2-1_wpM. Gravereaux a réuni là toutes les roses de l’univers, près de huit mille, parmi lesquelles cinq cents espèces ou variétés sauvages croissant spontanément sous toutes les latitudes de l’hémisphère boréal, le seul qui produise des spécimens du genre. M. D. Bois, assistant au Muséum, rédacteur en chef de la revue horticole, et M. Cochet-Cochet, ont prêté leur concours pour l’identification d’espèces et de variétés souvent mal définies; bien des erreurs ont été ainsi rectifiées, et ce muséum des roses est devenu un rendez-vous de savants, sans rien perdre de sa grâce fantaisiste.

Car M. Gravereaux s’est, avant tout, préoccupé de grouper ces myriades de roses pour le plus grand plaisir des yeux. A côté des tonnelles de 40 mètres de longueur, comme on n’en vit jamais dans le plus somptueux opéra, et dont le treillage disparaît sous les roses, des pylônes, des arceaux, des portiques, se prêtant aux moindres caprices de la végétation, allègent les perspectives et multiplient à l’infini les ricochets des nuances. Les fleurs simples papillonnent à côté des roses doubles; et, sur des fonds de feuillages étonnamment variés, s’enlève une telle profusion de couleurs que les tons fragiles du rose, du crème, du chair, du soufre, s’accordent sans effort avec l’intensité des cuivrés et la vigueur des cramoisis.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p2-2_wpÀ l’extrémité de ce jardin, que M. Édouard André dessina avec un goût parfait, s’élève un théâtre de verdure dominé par le temple de la Rose. L’inattendu même de cette architecture à colonnes lui prête une certaine saveur; et, quand, dans l’hémicycle garni de roses et de jolies femmes voilées de toilettes claires et chapeautées de fleurs, Mlle Sandrini vient rythmer ses danses sobrement lascives, il monte de ce parterre unique au monde un parfum de volupté païenne et champêtre comme n’en respira, dans ses jardins, nulle princesse d’Orient.

La rose, telle que nous l’admirons aujourd’hui, est, en effet, une fleur toute moderne; on pourrait ajouter presque essentiellement française.

L’espèce, une des plus répandues sur le globe, sous les climats les plus différents, est connue depuis longtemps. Les anciens se couronnaient de roses auxquelles, suivant un traducteur peut-être infidèle, ils attribuaient la propriété de dissiper l’ivresse. Les roses ornaient la table de Cléopâtre; elles complétaient la parure d’Alcibiade et des courtisanes d’Athènes.

Jusqu’au début du dix-neuvième siècle, on ne connut, en France, qu’un petit nombre de variétés issues du type Gallica ou Rose de Provins et de la Rose de Damas. Le Gallica primitif, à fleur simple, de couleur pourpre violacé, croît spontanément dans nos régions de l’Est, de l’Ouest et du Centre, ainsi que dans plusieurs parties de l’Europe et de l’Asie occidentale. Mais il est douteux que la Rose de Provins ait été obtenue en France; elle fut plutôt rapportée d’Orient à la faveur d’une croisade, comme la Rose de Damas qui paraît elle-même issue du Gallica et que l’on croit avoir été introduite de Syrie vers 1573.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p3-1_wpIl fallut l’introduction des roses asiatiques, commencée il y a une centaine d’années, et la mise en pratique rationnelle de l’hybridation, pour permettre à nos horticulteurs de commencer les collections merveilleuses que nous possédons aujourd’hui. Quelques dates suffisent pour fixer les idées à cet égard. Le Rosier du Bengale, apporté de la Chine méridionale en r78o, et croisé avec la Rosede Provins , a produit, de 1820 à 1840, des variétés d’une grande vigueur et d’une rusticité remarquable qui sont, dit-on, les ancêtres de nos hybrides remontants.

Les Banks, dont les rameaux sarmenteux se couvrent d’une infinité de petites fleurs jaunes ou blanches, datent de 1807; ils sont aussi originaires de Chine. Très rustiques et d’une rare beauté dans le midi de la France, les Banks gèlent sous le climat de Paris.

Le premier type de Bourbon, que l’on suppose un hybride de la rose thé et de la rose de Provins, né on ne sait où, fut découvert en 1817 à l’île Bourbon dans la haie d’une plantation de la Compagnie des Indes. La délicatesse pénétrante de son parfum lui assura vite une grande vogue et l’on en tira de nombreuses variétés que leur manque de rusticité fait aujourd’hui moins apprécier.

Mais c’est la Rose thé, surtout, ou Rose de l’Inde, introduite en 1789, qui devait fournir et qui fournit encore les plus captivantes variations. Elle doit son nom vulgaire à une odeur de thé imperceptible, fort discutable; nullement, comme on le croit souvent, à la teinte rosé jaune qui la caractériserait. 11 y a des thés dans les tons les plus foncés. De ce type sont sorties les plus belles variétés du genre Noisette, par croisement, pense-t-on, avec la Rose Musquée, indigène en Abyssinie, et dont la première variété connue avait été obtenue en Amérique et introduite par Noisette en 1814. Aimé Vibert et William Allen Richardson sont les roses les plus célèbres de cette série.

Parmi les types d’importance secondaire, on peut citer :

La Rose des Alpes (qu’il ne faut pas confondre avec le rhododendron des Alpes); la Rose Châtaigne, originaire de Chine et de l’Himalaya, délicate sous le climat de Paris; la Rose Pimprenelle, à petite fleur blanche ou rose, répandue dans toute l’Europe, et commune dans la forêt de Fontainebleau; la Rose Cent feuilles, que l’on prétend originaire de la Perse, et qui a produit des types de perfection (aux rosiers Cent feuilles se rattachent les rosiers moussus connus depuis le commencement du dix-huitième siècle); la Rose multiflore, introduite de Chine et du Japon en 1804, à floraison très abondante, mais dont les types ne sont pas remontants.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p3-2_wpToutes les roses actuelles ont été obtenues en croisant ces divers types et quelques autres, soit entre eux, soit avec la Rose de Provins. Mais il fallut, pour cela, de nombreuses années. C’est la Hollande qui commença à cultiver les roses et, jusqu’en 182o, elle fournit au reste de l’Europe les plus belles variétés. En France, le goût des roses se propagea sous l’impulsion de l’impératrice Joséphine qui forma à la Malmaison la plus belle collection de l’époque. En 1814, l’horticulteur Dupont avait réuni cent soixante-trois variétés. Un autre rosiériste, Descenet, créa la collection possédée ensuite par Vibert, qui obtint un nombre considérable de belles variétés. Et c’est à partir de 1818, surtout 1830, que prirent naissance la plupart des roses célèbres : Reine de l’île Bourbon, 183 5; Safrano, 1839; La Reine, 1842; Baronne Prévost, 1842; Souvenir de la Malmaison, 1843; Géant des batailles, 1846; Victor Verdier, 1851; Jules Margottin, 1852; Gloire de Dijon, 1853; Triomphe de l’Exposition, 1853; Madame Victor Verdier, 1859; Général Jacqueminot, 1859; Maréchal Niel, 1864; La France, 1868; Baronne A. de Rothschild, 1868; Paul Neyron, 1869, etc.

Cette série des « anciennes variétés » comprend un ensemble de fleurs si parfaites, dont le choix s’impose si bien, avant tout autre, pour l’ornement de nos jardins, que la masse du public se plaît à regarder d’un œil dédaigneux les efforts continus des horticulteurs pour nous offrir encore du nouveau. Le public a tort.

Sans doute, parmi les cinq ou six mille variétés mises au commerce depuis une trentaine d’années, beaucoup présentent peu d’intérêt et ne se différencient guère des variétés antérieures; les horticulteurs cèdent vite à la tentation d’éditer une rose nouvelle. Mais nous avons vu paraître, en ces derniers temps, des variétés de premier ordre ne le cédant en rien à leurs illustres devancières. Entre autres : Captain Christy, 1873; Jean Ducher, 1873; Reine Marie-Henriette, 1878; William Allen Richardson, 1878; Etoile de Lyon, 1881; Ulrich Brunner, 1881; Merveille de Lyon, 1882; enfin, deux merveilles : Turner’s Crimson Rambler, 1894, et Paul’s Carmine Pilar, 1890, la plus belle des roses simples, dont l’écarlate soyeux est presque sans rival.

En 1900, M. Pernet-Ducher de Lyon, en partant de la Rose Capucine, originaire de l’Autriche, a obtenu un hybride aux tons cuivrés jusqu’alors inconnus, Soleil d’Or, qui semble annoncer une magnifique série.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p4-1_wpD’autre part, la vogue est venue aux rosiers nains multiflores (dits polyanthas) et aux rosiers sarmenteux depuis longtemps cultivés en Angleterre. Le succès étourdissant de l’incomparable Crimson Rambler a orienté beaucoup d’horticulteurs vers la recherche de variétés analogues, mais remontantes; on commence, dans ce but, à travailler trois types japonais : le Rugosa, au grand feuillage lustré et aux énormes fruits arrondis fort décoratifs; le Rubiginosa, dont les feuilles dégagent un agréable parfum de pomme de reinette, et qui a produit la jolie série des Penzance, très recherchée en Angleterre; le Vichuraiana, sarmenteux à petites feuilles brillantes et persistantes, qui a déjà fourni deux variétés remarquables : René André et Albéric Barbier.

De tels résultats ne s’obtiennent qu’au prix d’une patience et d’une suite d’efforts invraisemblables. Rien n’est plus méticuleux et plus incertain que l’art de l’hybridation; bien que l’expérience fournisse de temps à autre quelques données utiles, on ignore presque tout des mystères qui s’accomplissent dans le mariage des roses.

Aussi délicatement que possible, de ses grosses mains calleuses habituées à remuer la terre ou à presser le sécateur et endurcies au contact des épines, le rosiériste approche le pollen des pistils qu’il a protégés pour les garder vierges; puis, d’un chiffon de mousseline, formant à la fleur un voile nuptial qui la préserve des souillures adultères dispersées par le vent, il attend la graine. Et il lui faudrait patienter cinq ou six ans pour voir fleurir ses semis s’il n’avait la ressource, en greffant, de connaître, dès la troisième année, la fleur que, mieux formée, lui donnera le franc pied.

Il arrive parfois que, sur cinq cents semis, on ne récolte aucune fleur intéressante. Deux roses doubles peuvent produire une fleur simple; deux roses rouges, une fleur blanche. L’hybridation, d’ailleurs, ne donne de bons résultats que si les deux sujets sont assez « ébranlés » pour fusionner leurs tempéraments. S’ils sont trop robustes, ou si l’un est d’une vigueur intime trop supérieure, le mariage est peu fécond. L’heure propice est difficile à apprécier et l’hybridation de plusieurs groupes de roses prises sur les deux mêmes rosiers donnera presque toujours des résultats différents.

Ces anomalies apparentes s’expliquent par une fécondation accidentelle ou par le retour vers un type ancestral inconnu.

Tout ce que l’on a remarqué, c’est que les plantes sauvages résistent à la variation; et que, parmi les roses cultivées, quelques-unes ont une tendance particulière à varier. Aussi, ces dernières sont continuellement travaillées par les rosiéristes. Parmi celles qui ont donné la plus grande lignée, on doit citer : Jules Margottin, Général Jacqueminot, Géant des batailles, M. Eugène Verdier. D’obtention plus récente, Madame Chatenay est, également, précieuse à cet égard. Gloire de Dijon, au contraire, en dehors de Reine Marie-Henriette, n’a rien apporté de remarquable.

Gardons-nous, dès lors, de reprocher aux horticulteurs leur obstination à semer. M. Gravereaux est le premier à les encourager dans cette voie, bien que son éclectisme limite à un millier les variétés vraiment caractéristiques de sa collection. Il a offert ce surchoix à la ville de Paris; et M. Forestier, conservateur des promenades, en a fait la roseraie de Bagatelle disposée par lui avec une sûreté de goût et un souci d’art qui rehaussent encore la splendeur de ce don fleuri.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p4-2_wpPour compléter cette œuvre, le Conseil municipal a institué un concours des roses nouvelles, auquel il a attribué une grande médaille d’or. Chaque année, rosiéristes et amateurs de l’univers seront conviés à envoyer des exemplaires de leurs rosiers nouveaux. Le premier concours, organisé à la hâte, avait réuni soixante horticulteurs (27 Français, 33 étrangers) qui ont apporté cent quarante-huit roses nouvelles. Les pays représentés étaient : l’Allemagne, l’Amérique, l’Angleterre et l’Irlande, le Brésil, le Canada, la Hollande, l’Italie, le Luxembourg et le Portugal.

La médaille d’or, ou grand prix de Bagatelle, a été attribuée à la variété Marquise de Sinety, obtenue par M. Pernet-Ducher, de Lyon, hybride de thé remontant, de nuance chamois légèrement rosé. Parmi les autres roses primées, on a beaucoup remarqué Sarah Bernhardt, présentée par M. Dubreuil, également de Lyon, et dont la large fleur, presque simple, est d’un rouge admirable.

1907-12-07 (Noel) - L'illustration p4-3_wpNous terminons par la présentation de ces deux nouveautés à nos lecteurs. L’inclémence de l’été a nui un peu à la perfection de leurs formes; nos gravures permettront du moins d’apprécier la beauté de leurs nuances et, en même temps, les ressources de la photographie en couleurs.

F. Honoré.

 

 

 


« Le Paradis des roses » illustré par la photographie en couleurs.
Article de F. HONORÉ, clichés de M. GIMPEL.

L’année 1906 aura été pour les photographes, une année bénie, puisqu’elle leur a donné la merveille si longtemps attendue : la photographie en couleurs. L’Illustration, qui a patronné, dès le début, la belle découverte des frères Lumière, se devait de lui réserver une place dans son numéro de Noël, d’en montrer les derniers perfectionnements.

Les fleurs avec leurs formes gracieuses, leurs couleurs splendides, sont naturellement devenues, pour les, virtuoses de la plaque autochrome un sujet de prédilection. Nous-mêmes avons reproduit, dans le numéro où était exposé le procédé Lumière, et où nous donnions quelques spécimens des résultats obtenus, un cliché de fleurs. Mais un bouquet, une corbeille, une serre, n’offriront jamais qu’un intérêt limité. lci, au contraire, nous avons abordé franchement le problème de l’interprétation colorée d’un ensemble, de la création d’un tableau véritable. Grâce à l’amabilité, de M. Gravereaux, l’ami passionné des roses, l’habile opérateur M. Gimpel a pu nous rapporter une série de clichés artistement composés — on peut bien employer ce mot — jusqu’à présent uniques dans l’histoire, de la photographie par la diversité et l’harmonie des effets. Nous en avons rapproché deux clichés en noir qui montrent ce que devient, avec la plaque ordinaire, le spectacle le plus brillant, le plus coloré; ainsi on peut, par cette comparaison, mesurer la distance parcourue et apprécier pleinement le progrès qu’a constitué la photographie en couleurs.