Discours d’hommage
prononcé par Jean-Luc Marret, son arrière-petit-fils,
le 23 mars 2016, au cimetière du Montparnasse,
à l’occasion d’une cérémonie commémorant
le centième anniversaire de son décès.
Cadet de la famille, Jules Gravereaux naît le 1er mai 1844 à Vitry-sur-Seine. Originaire du Bordelais, son arrière-grand-père était venu s’installer là un siècle auparavant et y avait œuvré comme menuisier; son grand-père et son père ayant poursuivi la même activité, rien ne prédestine Jules Gravereaux à la carrière qu’on lui a connue.
Tandis que Narcisse, l’aîné des garçons fait ses études pour devenir architecte, Jules commence à travailler fort jeune – il n’a pas encore douze ans – comme apprenti dans une petite mercerie de la rue du Bac. Mais c’est en 1864, à vingt ans, que son avenir se dessine alors qu’il entre au Bon Marché, chez Aristide et Marguerite Boucicaut. Il y demeurera jusqu’en 1888, hormis quatre années au Magasin du Louvre puis au Magasin de la Paix. Pendant toute cette période, le Bon Marché prend une expansion considérable et Jules Gravereaux y fait une carrière exceptionnelle. Quand il y était revenu, en 1870, c’était comme « Premier au comptoir d’ombrelles »; lorsqu’il prend sa retraite, en 1888, il est depuis longtemps « intéressé » – il touche un pourcentage des bénéfices du magasin – et il y a des actions pour un montant assez considérable.
Cela lui permet de commencer une deuxième carrière dans le monde des roses. Ce n’est pas totalement nouveau pour lui – son grand-père, Cyr Jean Gervais était pépiniériste et il avait, dans sa jeunesse, côtoyé des horticulteurs de Vitry. Il réussit à acquérir dans le milieu des rosiculteurs, des rodophiles et des amateurs de jardin, une renommée considérable.
Jules Gravereaux est d’abord un collectionneur… Il a commencé à rassembler quelques roses en 1894; puis, avec l’aide du paysagiste Édouard André, il les a installées, cinq ans plus tard, dans ce qui est le 1er jardin à leur être exclusivement consacré, une roseraie – on parle à l’époque de rosarium — et en moins de vingt ans, il en a fait un lieu connu internationalement. Sa collection de roses est la plus grande du monde – son catalogue de 1902 en inventorie plus de 7 000 et on peut penser qu’il y en avait encore plus en 1914.
Mais il est aussi un créateur de roses – on lui en doit plus d’une centaine – dont de nombreux hybrides de rugosa et l’une d’entre elles fait son renom : Rose à parfum de L’Haÿ, obtenue en 1901. Elle est bien sûr le symbole du travail que mène Jules Gravereaux pour créer une rose plus odorante et surtout apte à produire une essence de rose meilleure et en plus grande quantité; on la trouve d’ailleurs encore actuellement chez plusieurs rosiéristes.
Jules Gravereaux est aussi un auteur reconnu. Il publie trois inventaires de la roseraie, les résultats de plusieurs de ses recherches ainsi que divers articles dans des revues horticoles. On doit toutefois souligner que par humilité et par respect pour ses collaborateurs, la quasi-totalité de ces écrits ne porte pas son nom, mais paraît plutôt sous la signature de Roseraie de L’Haÿ.
On connaît tous les efforts qu’il déploya pour créer la roseraie de L’Haÿ et en faire l’une des plus importantes au monde; on n’ignore pas non plus que la roseraie de Bagatelle a pu voir le jour en 1906, grâce à son don de plus de 1500 rosiers – les doubles de ce qu’il possédait à L’Haÿ – et que celle de La Malmaison a été reconstituée, en 1910, à peu près comme à l’époque de Joséphine de Beauharnais, à la suite de ses recherches. On sait toutefois moins que la roseraie de l’Élysée fut installée par ses soins, en 1914, à la demande de madame Raymond Poincaré elle-même.
Mais en fait, la première roseraie à laquelle il a contribué est celle qui voit le jour en 1903, à Sangerhausen, en Allemagne, à l’instigation de Peter Lambert avec qui Jules Gravereaux correspond régulièrement. Jules Gravereaux reçoit d’ailleurs de l’Empereur d’Allemagne, en 1910, la Médaille de 4e classe de l’ordre de l’Aigle rouge, « à titre rosicole ».
À la même époque, Jules Gravereaux a des relations soutenues avec la comtesse Chotek et lui fournit un nombre important de rosiers pour enrichir le « rosarium » de celle-ci à Dolna Krupa (actuellement en Slovaquie) d’une grandeur comparable à celles de Sangerhausen et L’Haÿ. Les roseraies européennes lui doivent donc beaucoup…
La générosité de Jules Gravereaux ne s’adresse pas qu’aux grands jardins. Créée en 1912, l’œuvre du Jardin de Jenny vise à offrir aux ouvrières parisiennes des fleurs pour garnir les fenêtres de leur logis. Au printemps 1913, Jules Gravereaux offre quinze mille pieds de roses de France et quinze mille pots garnis de terre végétale pour planter les rosiers… On ne sait pas comment la fête se déroula, mais le geste mérite d’être souligné!
Revenons à la Roseraie de L’Haÿ. Au fil des ans, nombreux ont été les visiteurs de ce jardin : les rosomanes et les rhodologues, au premier chef, mais aussi les journalistes et les photographes qui sont tous séduits. Un des nombreux articles parus sur le sujet est d’ailleurs emblématique de cet intérêt : le premier numéro en couleur de la revue l’Illustration, pour Noël 1907, présente en effet, dans ses pages centrales, la roseraie de L’Haÿ. Ce n’est absolument pas un publireportage, mais un agent de promotion touristique n’aurait pas fait mieux!
Par ailleurs, diverses personnalités parcourent les allées de la roseraie et le Tout-Paris y vient à plusieurs reprises. Car Jules Gravereaux a fait de celle-ci un lieu de fêtes : d’abord pour les réunions de famille – plusieurs de ses petits-enfants y furent baptisés —, puis pour les spectacles. Le Théâtre de la Rose a été inauguré en 1906 et, depuis, Jules Gravereaux le met à la disposition de grandes associations qui veulent y tenir leurs activités. L’Université des Annales y vient à deux reprises, la Société des grandes Auditions musicales de France y organise un célèbre concert et Les Rosati s’y réunissent plusieurs fois.
De grands artistes s’y produisent donc, parmi lesquels des sociétaires de la Comédie française, des danseurs et des chanteurs de l’Opéra ainsi que des membres de l’Académie française.
En 1913, le conseil municipal de L’Hay demande à Jules Gravereaux « l’autorisation de visite à la Roseraie au bénéfice de la commune »; ce que Jules Gravereaux accorde bien volontiers, tout en ajoutant qu’il a l’intention de « doter une jeune fille nécessiteuse et vertueuse de la commune. » C’est alors le premier couronnement d’une rosière à L’Haÿ.
L’année suivante, le public peut à nouveau visiter la roseraie moyennant, dit le procès-verbal de la municipalité « un droit d’entrée de 0 franc 50 par personne au profit des pauvres de la commune et des dépenses communales d’assistance et de prévoyance »; une nouvelle rosière est couronnée et dotée.
On raconte d’ailleurs que le soir, il y a bal sous la tente communale; Jules Gravereaux a l’idée d’assister à la fête; il se présente donc au tourniquet; on l’arrête en lui disant : c’est cinquante centimes monsieur… Mais l’histoire — et le journal qui en parle — ne dit pas s’il les remit à la personne qui ne l’avait pas reconnu![1]
Roseraies, roses et publications, visites privées et publiques, spectacles et articles de presse, autant de façons permettant de faire connaître et apprécier L’Haÿ. Quoi de plus naturel, par conséquent que d’accorder, en 1914, le nom de L’Haÿ-les-Roses à la municipalité.
On se doit également de rappeler qu’en 1915, Jules Gravereaux décide de montrer son patriotisme en faisant construire à L’Haÿ-les-Roses un monument aux morts – probablement le premier de la guerre 1914-1918…, en tout cas, l’un des rares érigé à titre privé.
Le gouvernement français reconnaît ses mérites à plusieurs reprises en le nommant Chevalier du Mérite agricole (en 1900), puis Officier du Mérite agricole (en 1904) et Commandeur du Mérite agricole (en 1908). Il lui remet la Légion d’honneur, comme Chevalier (en 1902), puis comme Officier (en 1910). Quant au Conseil municipal de la Ville de Paris, il lui décerne une médaille d’or, en 1909, pour la création de la Roseraie de Bagatelle. Jules Gravereaux reçoit plusieurs médailles et prix d’exposition, à Londres, à Paris ou ailleurs.
Quant aux créateurs de roses, ils soulignent sa contribution en nommant des roses à son nom ou à celui de son épouse : Commandeur Jules Gravereaux (Croibier, 1908), Commandeur Gravereaux Cl (Belouet, 1925), Rhodologue Jules Gravereaux (Fontes, 1908), Rodophile Gravereaux (Pernet-Ducher, 1900), Rosomane Gravereaux (Soupert et Notting, 1899), R. Gravereauxiana (Duffort, 1903), Madame Jules Gravereaux (Soupert et Notting, 1900) et Roseraie de L’Haÿ (Cochet-Cochet, 1901). Certaines de ces roses sont encore commercialisées actuellement.
À la suite de son décès, le 23 mars 1916, plusieurs journaux et revues françaises lui rendent hommage. Et bien que l’on soit au milieu de la guerre, des publications plus lointaines en font autant, tels L’Écho d’Alger, The Garden Magazine, au Royaume-Uni, ou le Chronicle d’Adélaïde (Australie), pour n’en nommer que trois.
L’œuvre de Jules Gravereaux demeure toujours vivante, comme le montre éloquemment la Roseraie de L’Haÿ – que l’on espère voir un jour porter le nom de « Roseraie Jules Gravereaux ». Les différentes activités qui soulignent le centenaire de sa mort le rappellent tout autant… et pour longtemps.
[1] Le Cri de Paris, 2 avril 1916.