1901 – Rapport sur la culture des roses dans la péninsule des Balkans

MONSIEUR LE MINISTRE,

Vous avez bien voulu nous confier une mission ayant pour objet l’étude des roses des Balkans. Avant d’entrer dans le détail de nos observations et de nos travaux, nous croyons devoir en soumettre le résultat, en quelques mots, à votre haute compétence. Nos études ont porté sur deux points principaux : 1° Récolte des plantes sauvages du genre Rosa; 2° Étude horticole et industrielle des roses à parfum et production de l’essence de roses en Bulgarie.

Ce premier aperçu est suivi de notes détaillées sur chacune de ces questions.

1° Récolte de plantes sauvages du genre Rosa. — Nous avons tout naturellement puisé les premiers éléments de nos recherches dans les établissements scientifiques des principaux centres que nous avons traversés. Nous avons pu juger, ainsi que nous le constatons plus loin, les efforts faits par les jardins botaniques étrangers pour faire connaître et mettre en valeur les plantes du genre Rosa. L’accueil qui nous a été fait partout, par les directeurs, les professeurs et les savants, a été des plus sympathiques et notre tâche s’est trouvée facilitée par le bienveillant concours de tous.

À Munich, à Vienne, à Budapest, à Belgrade, à Sofia, à Philippopoli, à Constantinople, à Brousse, etc., les collections de roses sauvages des jardins botaniques, des jardins du Gouvernement et des écoles d’agriculture, d’importances très diverses, nous ont permis néanmoins de rapporter environ 50 variétés décrites qui .viendront accroître la collection de la roseraie de l’Haÿ, riche déjà de 750 espèces ou variétés. Tous ces jardins possèdent en outre beaucoup d’espèces sauvages dont la détermination n’a jamais pu être faite. Il nous a été demandé, par les directeurs, de faire cette identification et nous leur avons promis d’entreprendre ce long travail.

En échange des services rendus, nous avons mis à la disposition de tous les jardins botaniques notre collection entière; aussi beaucoup recevront-ils bientôt un envoi de plantes comprenant les espèces-types bien caractérisées du genre Rosa.

Nous avons tenu encore et surtout à faire apprécier dans ces contrées l’importance de la culture de la rose en France, ainsi que les merveilleux résultats obtenus par nos horticulteurs ; nous avons donc fait un choix des plus belles variétés des roses de France, que nous avons offert à titre gracieux, et que l’on pourra admirer dans les principales villes des contrées que nous avons traversées.

De cette manière, muni de tous les renseignements concernant notre mission, il nous restait à explorer les régions les plus fertiles en roses sauvages. Nous avons ainsi, dans nos excursions dans les montagnes, fait des récoltes des plus intéressantes. Les rosiers recueillis par nous, au nombre de 300 environ, et dont beaucoup sont peut-être nouveaux pour la science, seront étudiés, comparés, identifiés à l’Haÿ. Mais nous ne pouvions explorer nous-même à fond tous ces pays, aussi nous sommes-nous assuré le concours expérimenté de personnes de bonne volonté pour compléter nos recherches. C’est ainsi que, par la longue liste de professeurs et de savants que nous citerons plus loin, vous pourrez, Monsieur le Ministre , vous rendre compte de l’effort que nous faisons pour arriver à connaître, au point de vue spécial du genre Rosa, la flore des pays d’Orient, relativement peu explorés.

Les travaux de détermination scientifique ont été commencés à l’Haÿ, et, grâce au concours éclairé de nos plus grands savants rhodologues modernes, ils apporteront bientôt, nous l’espérons, une clarté nouvelle à cette branche de la science.

Nous sommes heureux, à cette occasion, d’adresser ici l’expression de toute notre gratitude à la savante et toujours dévouée collaboration de MM. Crépin, directeur du jardin botanique de Bruxelles, et Bois, assistant de la chaire de culture au Muséum d’histoire naturelle de Paris.

2° Étude horticole et industrielle de la rose à parfum. Production de l’essence de roses en Bulgarie. — L’étude des roses sauvages de l’Orient nous amenait forcément à nous occuper de la culture de la rose à parfum dans la Roumélie orientale, dont Kazanlik est le principal centre commercial. Grâce au bienveillant appui que MM. Christo Christoff et Schippkoff, commissionnaires en essence de roses et banquiers à Kazanlik, ont bien voulu nous donner, nous sommes en possession aujourd’hui de tous les documents concernant cette industrie. Certains procédés spéciaux de culture nous ont frappé, qui sont inconnus en France et que nous voulons expérimenter. Nous résumons plus loin les caractères principaux de l’industrie de l’essence de roses en Bulgarie, et nous nous sommes efforcés de démontrer les raisons de sa prospérité actuelle, ainsi que les motifs qui nous permettent d’espérer le succès de cette industrie en France ou dans nos colonies. Mais il ne suffit pas de dire, il faut prouver; nous avons donc entrepris, à l’Haÿ, tous les essais de la culture des roses et de la distillation de l’essence, heureux si nous réussissons à ouvrir à la France une branche d’industrie nouvelle, dont l’écoulement commercial est d’avance assuré. Ces essais sont faits par nous dans un but purement scientifique et nous serons heureux, Monsieur le Ministre, de vous en remettre les conclusions dans un mémoire spécial.

Nous possédons d’ailleurs des éléments très complets qui nous permettront de faire toutes les expériences qu’exige cette étude, grâce aux collections de roses que nous avons pu réunir à l’Haÿ (Seine), dans la roseraie créée par nous, il y a dix ans, dont je vous demanderai, Monsieur le Ministre, la permission de vous résumer, en quelques mots, l’état actuel.

La roseraie de l’Haÿ (Seine) ou le Muséum des roses, comme l’a mieux désignée M. Viger, président de la Société nationale d’horticulture de France, occupe une superficie d’environ un hectare; elle comprend trois divisions distinctes :

1° Collection botanique du genre Rosa;
2° Collection horticole (roses cultivées);
3° Jardin d’essai.

1° Collection botanique du genre Rosa. — Cette collection se compose de 750 espèces, hybrides ou variétés du genre Rosa, provenant des jardins botaniques du monde entier. Par cette réunion, de beaucoup la plus importante qui existe, nous avons voulu que nos études de comparaison et de classification fussent faites sur des pieds vivants et non plus seulement sur des plantes sèches d’herbiers, éléments assurément imparfaits sur lesquels, le plus souvent, le botaniste a quelque difficulté à assurer l’identité d’une espèce. Bien des confusions seront ainsi évitées, bien des erreurs rectifiées, et une place précise pourra être donnée à certaines formes jusqu’ici difficiles à classer.

Nous avons pu nous procurer plusieurs herbiers de diverses provenances, formant un ensemble de plus de 6,000 plantes sèches, qui nous sont un précieux moyen de contrôle pour nos rosiers, qui sont également séchés et recueillis dans notre herbier.

2° Collection horticole. — Près de 5,000 variétés de roses cultivées, tant anciennes que modernes, produits de l’horticulture de tous les pays du monde, ont été réunies à l’Haÿ. Nous avons composé cette grande collection dans le but d’en faire une classification nouvelle, que nous ferons paraître au mois de mai prochain, et dans laquelle nous rapportons, autant que possible, les hybrides ou métis à l’espèce-type ou variété dont ils dérivent, et avec lesquelles ils semblent avoir le plus d’affinités.

Nous voudrions aussi faire revivre certains produits injustement oubliés et, d’une manière générale, faire ressortir les vrais mérites de chaque plante.

Dans un jardin dessiné par M. E. André sont disposées les plus belles variétés de rosiers, groupées en massifs d’après leur couleur, et, selon leurs aptitudes, en forme de tonnelles, pergolas, arceaux, guirlandes, portiques, pylônes, etc.

3° Jardin d’essai. — Toutes les plantes que nous avons rapportées de nos voyages ou que nos correspondants des diverses parties du monde ont recueillies pour nous dans leurs excursions botaniques ont une place spéciale dans notre roseraie avec tous nos rosiers à l’étude.

C’est là également que se trouvent les produits des hybridations faites à l’Haÿ, ainsi que nos matériaux d’étude de toutes sortes.

Notre laboratoire comprend une bibliothèque de roses de 200 volumes, ainsi que toutes les publications françaises et étrangères s’occupant de la rose. Nous y avons joint une collection de graines pour l’étude et aussi pour la propagation des études intéressantes; un herbier et un laboratoire où sont faites nos études botaniques et nos analyses chimiques.

Ainsi que vous pouvez en juger, Monsieur le Ministre, par ce rapide examen, le but poursuivi par nous en créant la roseraie de l’Haÿ a été celui d’un amateur passionnément dévoué à l’étude de la reine des fleurs.

Notes sur les roses sauvages de l’Orient

  • . 1. — Visite aux jardins botaniques de Munich, Vienne, Budapest.

Max Kolb, le distingué professeur du Jardin botanique de Munich, possède une collection du genre Rosa, trop peu nombreuse à son gré; il a bien voulu nous donner quelques variétés intéressantes : R. agrestis var. pubescens, R. Jundzilli var. trachylla, R. graveolens var. inodora, R. caryophyllacea var. Francona. Son concours, qui a toujours été si bienveillant, nous a plus que jamais été assuré pour les nombreuses recherches que nous aurons à faire bientôt.

La collection de roses botaniques du jardin de l’Université de Vienne comprend de fort beaux exemplaires, une centaine environ, disposés avec une intelligence parfaite sur une vaste pelouse. Nous avons remarqué quelques beaux rosiers, types originaux, tels que le R. Gutensteinensis de Jacquin, le R. Dalmatica de Kerner, ainsi qu’une merveilleuse touffe de R. Nastarana de Christ, provenant de Perse. Le professeur Dr Rich Ritter Wettstein, directeur du jardin, a mis très aimablement à notre disposition environ quinze variétés manquant à notre collection.

À Budapest, M. Magocsy Dietz Sandor, directeur du jardin botanique, a pu nous donner quelques renseignements sur les roses de la flore hongroise; il nous a demandé de faire l’identification d’un certain nombre d’espèces non déterminées qui nous ont paru très curieuses. Nous avons également rapporté des greffons du R. pseudomicans et du R. Pugeti, flexuosa. Nous avons eu encore la bonne fortune de rencontrer le distingué professeur Borbas, pour qui la science des roses a peu de secrets, et qui a bien voulu nous confier des documents des plus précieux pour la mission dont nous étions investi. Nous avons déjà reçu, depuis notre retour, plusieurs envois de plantes recueillies par lui dans les montagnes.

  • . 2. — Belgrade : roses de la flore serbe.

Le Jardin Jevremovac, dont M. Oscar Bierbach, avec une bonne grâce parfaite, a bien voulu nous faire les honneurs, date d’une dizaine d’années. Mais, grâce aux efforts de son directeur, il possède déjà la plus grande collection des plantes de l’Orient de tous les jardins botaniques. Les Rosa y sont peu nombreux encore, mais comprennent des espèces fort intéressantes. Nous avons eu le plaisir de voir en d’excellentes conditions la collection des 250 plus belles variétés de roses de France que nous avions adressée cet hiver au Jevremorac.

Les roses sauvages de la flore serbe actuellement connues sont au nombre de 37 environ; nous avons pu rapporter cette collection complète. Mais les montagnes de Serbie sont très riches en rosiers, ainsi que nous avons pu le constater dans nos herborisations. Un grand nombre de greffons ont été pris par nous, qui ont paru mériter toute notre attention. Cette série sera bientôt augmentée par les envois que M. O. Bierbach nous fera au fur et à mesure de ses excursions botaniques en Serbie, en Macédoine et en Albanie.

  • . 3. — Roses de la flore bulgare.

En arrivant à Sofia, nous avons eu le plaisir d’apprendre que S. A. R. le prince Ferdinand de Bulgarie, absent, ayant connu notre désir d’aller en Roumélie orientale, nous faisait l’honneur de nous faire accompagner par M. Lochot, directeur de ses jardins. Cette marque d’estime nous a particulièrement flatté, et nous nous faisons un devoir d’en adresser nos respectueux remerciements à Son Altesse Royale.

Nous avons encore rencontré à Sofia de nombreuses preuves de sympathie. M. Dobref, vice-recteur de l’Académie, a eu l’obligeance de nous mettre en rapport avec de jeunes et distingués professeurs dont le savant concours a été d’un intérêt précieux pour nos recherches.

Les roses de la flore bulgare sont d’ailleurs encore peu connues, et l’étude en est à faire. Aussi nos récoltes dans ces régions ont-elles été particulièrement fructueuses, au mont Rilo, dans les Rhodopes, à Stanimaka et dans toute la contrée des Balkans, d’où nous avons rapporté environ 60 échantillons. De nombreux correspondants, dont nous nous sommes assuré le concours assidu, nous adresseront les greffons ou les graines qu’ils auront recueillis de tous côtés, et nous serons bientôt les premiers à connaître la richesse botanique de cette région, si fertile en plantes sauvages du genre Rosa.

  • . 4. — Constantinople, Brousse.

Nous devons adresser ici l’hommage de notre gratitude à S. E. l’Ambassadeur de France à Constantinople, pour l’accueil si particulièrement bienveillant dont il nous a honoré.

Nous avons d’ailleurs peu de choses à dire des collections botaniques de la Turquie d’Europe, car elles existent peu ou point, aucun effort n’ayant jamais été fait pour réunir les différentes espèces du genre Rosa, croissant à l’état spontané dans cette contrée, où existent pourtant un si grand nombre de roses de toutes sortes. Les plantes que nous en avons rapportées, jointes à celles que nous recevrons de Turquie d’Asie, formeront un ensemble dont l’étude sera du plus haut intérêt.

À Brousse, nous avons pu, grâce à l’obligeance de M. Cavalassy, directeur de l’École d’arboriculture, constater les résultats très satisfaisants des essais faits pour implanter en Anatolie la culture de la rose à parfum. Nous avons vu que de nouvelles plantations de rosiers sont faites, et nous ne serions pas étonné de voir cette contrée devenir un jour un concurrent sérieux de la Bulgarie.

Notes sur la culture des roses à parfum
et la fabrication d’essence de roses en Bulgarie.

La consommation de l’essence de roses en France ne fait qu’augmenter chaque année. Discréditée comme parfum isolé, l’essence de roses joue un rôle considérable dans l’industrie du parfumeur pour la préparation des parfums, car elle partage avec le musc la singulière propriété d’exalter et surtout de fixer les autres parfums.

Le tableau ci-dessous montrera l’importance de la consommation de cette essence en France, comparée à celle des autres pays.

C’est la Bulgarie qui fournit à nos parfumeurs à peu près toute l’essence de roses dont ils ont besoin. Elle en importe chez nous, malgré le droit de 50 francs par kilogramme qui frappe ce produit à la douane française, des quantités toujours croissantes. La production de la province de Roumélie orientale a atteint en 1900 le chiffre de 2,500 kilogrammes, dont la valeur varie de 800 à 1,000 francs le kilogramme.

Grasse fabrique bien un peu d’essence de roses, mais celle-ci, de qualité d’ailleurs très supérieure à celle de Bulgarie, est d’un prix si élevé qu’elle ne peut être utilisée pratiquement par l’industrie de la parfumerie. La raison est qu’en Provence les roses sont distillées dans le but de produire de l’eau de roses, et l’essence, recueillie en très petite quantité, n’est plus en quelque sorte qu’un résidu de fabrication.

Le bon marché de la terre à culture et de la main-d’œuvre en Bulgarie paraissent au premier abord des éléments de succès propres à décourager tout effort pour implanter cette industrie en France ou dans nos colonies. Mais le rapide examen que nous allons faire de la culture de la rose à parfum dans la région de Kazanlik montrera que si certains procédés méritent d’être retenus, il reste en revanche bien des progrès à réaliser dans cette branche d’industrie. En outre, la falsification de l’essence bulgare, qui a été si souvent un objet de scandale, est une des principales raisons de son bas prix; ces abus ont été démontrés et ont mis en défiance nos acheteurs français, désireux de voir finir cet état de choses si préjudiciable à leurs intérêts. Il est donc temps d’introduire en France ou dans nos colonies une industrie qui, grâce à une intelligente administration et aux moyens perfectionnés de notre agriculture et de noire industrie, donnera bientôt les résultats les plus favorables : l’Algérie et la Tunisie, par exemple, se prêteraient à merveille à la culture des roses. Devrons-nous ajouter, pour stimuler le zèle de nos compatriotes, que l’Allemagne fait de nombreux essais dans ce but? Nous savons également que la Russie fait des plantations de rosiers, sous le haut patronage du tzar, dans le Caucase, en Kachetie. À Brousse, en Anatolie, nous avons pu constater que des champs se couvraient de roses. N’est-ce pas une raison pour nous hâter dans nos expériences et ne pas nous laisser devancer dans une industrie touchant la fleur dont la France est le véritable berceau?

Mais pour entreprendre sagement cette culture, il faudrait élucider certaines questions, faire de nombreux essais, et c’est là précisément le travail que nous nous sommes imposé. Une publication que nous ferons paraître ultérieurement en donnera bientôt le résultat.

Et d’abord, quelle est l’espèce de rosier dont les principes odorants donnent les rendements les plus productifs en huile essentielle? Toutes les roses n’exhalent pas la même odeur : celle-ci varie avec les espèces et beaucoup de roses n’en dégagent aucune. Certaines ont des odeurs de fruit, comme le R. bracteata; de muguet, comme le R. Ripartii; de réséda, comme le R. canina; de violette, comme le Banksiae; de punaises, comme le R. lutea, etc. Un certain nombre seulement possèdent le parfum que l’on a dénommé odeur de rose, comme le R. centifolia, le R. gallica, le R. damascena, les roses hybrides de mousseux, les thés de genre Maréchal Niel, les hybrides remontants du type Général Jacqueminot, etc.

En Bulgarie, la rose cultivée est le Rosa damascena, Mill; en Provence, c’est le R. centifolia; en Allemagne, les premières plantations ont été faites en R. centifolia, mais le R. damascena, qui l’a presque partout remplacé, parait donner de meilleurs résultats. Il existe bien d’autres roses très odoriférantes, plus doubles et remontantes, pouvant par conséquent fournir un rendement plus grand, sur lesquelles un essai n’a jamais été pratiqué. C’est sur celles-là en particulier que nous ferons porter nos travaux.

Il faut aussi connaître les conditions climatériques et les conditions du sol les plus favorables. Ici nous devons reconnaître que la situation de la région productrice de l’essence de roses en Bulgarie se prête à merveille à la culture du rosier. Le territoire du Pays des Roses comprend les deux vallées de la Toundja et de la Strema, deux affluents de la Maritza, qui, dirigées de l’Ouest à l’Est, sont comprises entre la chaîne des Grands-Balkans, au Nord, et la ligne parallèle de leur contrefort, la Srednagora, au Sud. Cent-cinquante villages couvrent les pentes qui bordent ces vallées. Les deux centres principaux sont Karlovo et Kazanlik. La région de Kazanlik est située à 400 mètres d’altitude environ au-dessus du niveau de la mer. Le climat y est tempéré, mais les brusques variations de température y sont fréquentes. Les limites ordinaires des oscillations thermométriques sont +40° en été, -2° en hiver, température sensiblement plus froide qu’à Nice ou à Grasse. Le terrain y est sablonneux et laisse aisément filtrer l’eau, condition absolument indispensable. Si en effet le sol, à une faible profondeur, était formé d’argile, les eaux y séjourneraient et la gelée ou les champignons parasites s’attaqueraient aux racines. C’est pour cette raison que les plantations sont généralement faites sur des terrains en pente. Les terres à vigne sont donc particulièrement favorables à la culture du rosier, pour lequel il faut une terre légère et une exposition au Midi, à l’abri des vents du Nord. Mais ce qui fait la situation privilégiée de Kazanlik, c’est la présence de l’eau en grande quantité sous formes de nombreuses sources, d’une grande pureté.

L’abondance de l’eau est, en effet, une condition primordiale pour la distillation des pétales de roses qui doit être faite aussitôt après la récolte; on a même été jusqu’à dire que la qualité de l’eau avait quelque influence sur l’essence distillée. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions trop insister sur ce point qui nous paraît la principale cause de la prospérité de Kazanlik.

Ce n’est pas la culture, telle qu’elle est pratiquée en Bulgarie, qui pourrait servir de modèle à nos horticulteurs. Un seul mode de plantation, procédé propre de la région, nous a paru mériter notre attention; c’est une sorte de bouturage rapide. Dans de larges fossés de 0 m 40 de long, sur autant de profondeur, des branches entières, provenant de vieux rosiers, sont couchées horizontalement. Ces rameaux, longs environ de 1 mètre, sont placés côte-à-côte, par quatre ou cinq de front, et forment dans le fossé une ligne continue. La terre retirée du fossé est relevée en talus sur les bords, une partie seulement est rabattue sur ces branches et tassée très légèrement. Les nombreuses pousses qui sortent de tous côtés forment des buissons très garnis. Ainsi, on ne sème pas, on ne plante pas de rosiers. Peut-être y a-t-il là le secret de l’énorme production de fleurs et aussi de l’intensité particulière de leur parfum. Nous expérimentons ce procédé à l’Haÿ et reviendrons plus tard sur ce sujet. Quant aux travaux de la ferre, au nettoyage, au sarclage et autres opérations de culture, ils sont faits d’une manière rudimentaire et nul doute que de meilleurs résultats seraient obtenus par des soins plus raisonnés, plus perfectionnés et, par là, plus économiques.

Pour ce qui est de la distillation, les moyens employés en Bulgarie sont tout à fait primitifs. On sait que les pétales de roses, sous peine de perdre une partie de leur parfum, doivent être distillés au fur et à mesure qu’ils sont cueillis. De là un encombrement des plus préjudiciables à la distillation, lorsque les rosiers, au lieu de fleurir peu à peu, donnent toutes leurs fleurs dans un temps très restreint. Aucune organisation d’usine, en Bulgarie, ne peut parer, en partie du moins, à cet inconvénient, et il s’ensuit qu’une année, dont la récolte s’annonce très belle, devient moins bonne qu’une année de récolte moyenne si, par suite d’un été chaud, la floraison se trouve précipitée.

L’installation des distilleries modèles consiste en de simples hangars, abritant une rangée d’alambics; quelques planches le long des murs pour recevoir les flacons d’eau de roses et d’essences. Le plus souvent, les paysans distillent eux-mêmes leur récolte et installent un ou deux alambics sous de misérables hangars, qu’ils construisent eux-mêmes avec des perches, et qu’ils recouvrent de chaume, ou bien louent un emplacement sous des abris servant habituellement aux bestiaux. Ces installations sont faites à proximité des cours d’eau, afin d’avoir à volonté l’eau indispensable à la distillation. L’appareil à distiller est un alambic de forme toute particulière, fabriqué à Kazanlik même, et dont nous donnerons la description dans une publication ultérieure. Il est placé sur un fourneau des plus simples en briques ou en pierres, ouvert d’un seul côté pour l’introduction du combustible, le bois. En apparence, rien de plus simple que l’alambic bulgare; nous en avons rapporté un modèle, que nous avons pu nous procurer, grâce à, l’obligeance de M. Christoff. Là aussi une comparaison s’impose avec nos appareils perfectionnés de distillation et nul doute que la conclusion ne soit en faveur de ces derniers. Néanmoins, nous en ferons l’expérience et peut-être y aura-t-il quelque chose à retenir de ce vieux procédé.

En résumé, ce rapide examen nous montre qu’aucun effort n’a été tenté en Bulgarie pour faire sortir cette industrie de sa routine. Aucun essai raisonné, perfectionné de culture, aucune étude botanique, aucune tentative d’organisation industrielle n’ont été faits depuis que cette industrie est née. De plus, le paysan fabricant lui-même isolément ses produits, il est impossible au commerçant importateur d’en surveiller la fabrication; il ne peut donc jamais être assuré de la pureté des essences qu’il vend, les moyens de constater la fraude étant encore très imparfaits. Or si l’on considère que le paysan doit payer sur sa récolte un impôt très élevé, que sa récolte est vendue à l’avance, que l’argent lui est prêté à un taux qui varie de 15% à 25%, on s’étonnera moins que le parfumeur français n’ait jamais à sa disposition que de l’essence plus ou moins frelatée. Ce régime, d’ailleurs, n’est pas près de cesser, malgré les tentatives faites par le Gouvernement bulgare. Il faut ajouter que le commerçant qui, soucieux de vendre des produits non sophistiqués, voudrait, en introduisant des machines agricoles, en installant une usine et des appareils nouveaux, fabriquer son essence lui-même, ne trouverait de la part des paysans que méfiance et malveillance et qu’il se verrait, bientôt dans l’obligation, sous peine de ruine certaine, de renoncer à imposer tout progrès dans ces contrées d’esprit arriéré.

Ces constatations nous donnent entière confiance dans le résultat des expériences que nous avons entrepris de faire. Avec l’aide d’un chimiste qui nous secondera dans tous nos essais, des opérations de distillerie seront faites avec la plantation d’un hectare planté en rosiers de Kazanlik.

Nous reviendrons bientôt sur ce sujet, dans un travail ultérieur, relatant les résultats de nos expériences.

Nous avons seulement cherché à prouver aujourd’hui que le moment est venu pour la France de s’assurer elle-même la fabrication d’un produit dont elle fait la plus grande consommation dans le monde. Nous donnerons donc, pour notre part, tous nos efforts pour arriver à fournir à tous ceux qui voudraient entreprendre cette culture industrielle les moyens que nous aurons reconnus nous-mêmes comme étant les plus parfaits. Là s’arrête le but proposé par nous, et notre satisfaction sera pleine et entière si nous avons réussi à doter la France d’une industrie prospère.

_____________________________
Imprimerie Nationale – Juillet 1901.

– Ce rapport a fait l’objet d’un commentaire dans la revue Lyon-Horticole (n°18, 1901)

Photos ramenées par Jules Gravereaux de son voyage en Bulgarie

Fabrique de parfum en Bulgarie 
(Source : 47J832 et 47J833. Fonds de la Roseraie. Archives départementales du Val-de-Marne.)