À l’origine du Musée…

Transcription d’une partie du catalogue de l’exposition
« Histoires d’hommes » tenue en 2013.
(Avec l’autorisation du Musée)

MdlC (2011-09_009)_wpLe musée a aujourd’hui 20 ans puisqu’il s’est ouvert au public en 1993. Mais en fait, son origine remonte au début des années 1980 quand Jean-René et Solange Gravereaux eurent l’idée de créer un musée des Industries de Chemiserie-Lingerie à Argenton. Pendant ces 13 années, ils ont poursuivi cette idée, rassemblé une équipe, commencé la collecte, et géré le développement de leur projet jusqu’à l’ouverture au public. Il faut au moins 10 ans pour créer un musée, paraît-il…

1980, « l’année du Patrimoine » : c’est à la lecture d’un article sur « l’Eco Musée de la Communauté du Creusot-Montceau-les-Mines, Centre de Recherches, de Documentation et de Formation sur la civilisation industrielle », qui explique que « en utilisant les éléments du patrimoine (mémoires, sites, bâtiments, objets, etc…) l’écomusée œuvre pour une meilleure compréhension d’une identité régionale et permet à la culture ouvrière de s’exprimer et de se confronter aux autres cultures », que l’idée germe : Patrimoine, Civilisation, Industriels… « Pourquoi pas la Chemiserie à Argenton? » il pourrait être intéressant de faire connaître Argenton, son patrimoine industriel et son activité dans la chemiserie-lingerie depuis le 19e siècle.

La situation de la confection à Argenton dans les années 80 commence à souffrir de la crise subie dans le secteur de l’habillement. Les ateliers ferment et les anciens de la profession sont nostalgiques de ces années prospères : on a besoin de se souvenir et de garder une mémoire vivante de ce qui était. À cette époque aussi, les milieux universitaires 2013-06 Mldc - Catalogue p13-1_wpet scientifiques s’intéressent à cette sauvegarde du patrimoine industriel : des recherches et des livres sont publiés à partir des années 80 et créent un intérêt sur le domaine de la confection. Jean-René et Solange Gravereaux se rendent vite compte qu’il n’y a eu auparavant que peu d’études sur le sujet, la tradition étant orale et les techniques transmises sur le tas. La période était donc propice à cette démarche de projet.

L’idée fait lentement son chemin : ils avaient le temps, Jean-René Gravereaux étant maintenant retraité, le « nom » et les relations dans la profession, l’expérience, les connaissances du métier de la confection et des machines, leur attachement à Argenton, leurs liens encore très forts avec la population, sans compter leur dynamisme et leur formation de gestionnaire de projets. Jean-René Gravereaux fut au départ assez hésitant et dubitatif, mais Solange était « audacieuse » et « créative » aux dires des bénévoles, et c’est elle qui l’encouragea dans cette aventure qu’ils mèneront ensemble jusqu’au bout, très complémentaires dans leur approche.

Les années 1981-1982 furent des années de recherches et de contacts sur le plan local et national : chaque nom et chaque visite sont notés dans des petits calepins qui documentent leur travail. On les suit ainsi sur les routes, ils sillonnent le pays, parlent de leur projet, visitent des musées, font des recherches en bibliothèque, contactent des professionnels et des couturiers, obtiennent des noms qui pourraient leur être utiles. Ils évaluent le potentiel de leur projet, se posent des questions sur son orientation et son contenu et recherchent le soutien de ceux et celles qu’ils contactent. Partout, l’accueil qu’ils reçoivent est très positif : ils découvrent ainsi l’intérêt que peut susciter le projet localement et sur le plan national. Les anciens professionnels de la chemiserie de la ville sont enthousiasmés par l’idée de faire revivre ce passé industriel.

 « Voilà plusieurs mois, Monsieur et Madame Jean-René Gravereaux mettaient les Argentonnais au courant de leur intention de créer à Argenton un musée de la chemiserie. Ils prirent de nombreux contacts auprès des particuliers, mais aussi des organismes touchant de près cette industrie et aussi le maire de notre ville. Devant l’accueil qui leur fut réservé, ils persévérèrent dans cette voie et ainsi, au fur et à mesure des mois, cette idée prit corps et se concrétisa vite (. .). Pour la mise sur pied de ce projet, une réunion eut lieu ces jours derniers à la mairie. Autour de Monsieur et Madame Gravereaux, Monsieur Frappat, maire, Messieurs Bazin et Bigrat, confectionneurs, Brunaud, président du Syndicat d’initiative, Bonnin (. . .), Jean Hautreux, Georges Marandon, des responsables du personnel de diverses manufactures de confection et aussi des retraités de ces dernières…. » [1]

2013-06 Mldc - Catalogue p15-1_wpEn 1982 l’association des Amis du Musée des Industries de la Chemiserie-Lingerie (AMICL) se constitue. C’est ainsi que se rejoignent, dans la création de ce projet de musée, les pouvoirs publics, les confectionneurs et les ouvrières à la retraite ou encore en activité. L’objectif de ce projet de musée est donné par Jean-René Gravereaux :

« l’idée de maintenir le souvenir de l’industrie de la chemiserie… est née de l’inquiétude actuelle de voir celle-ci, malgré une concentration en de grandes unités, diminuer d’activité voire disparaître (…). Mais comment garder le souvenir d’un travail qui a fait la réputation d’Argenton pendant des dizaines d’années et animer l’agglomération Argenton — Saint Marcel — Le Pêchereau? Recréer l’atmosphère d’un atelier du début du siècle est apparu réalisable du fait du souvenir encore vivant chez de nombreux Argentonnais de cette activité. Le fait qu’il a été conservé de vieilles machines ainsi que d’anciens bâtiments semble devoir permettre la reconstitution d’un atelier de chemiserie ». [2]

L’élan est donné, mais l’idée évolue dans les années qui suivent afin de répondre aux préoccupations des organismes professionnels qui souhaitent que le musée montre aussi l’aspect actuel de la profession et contribue au développement de l’industrie de la chemiserie dans la région Centre. En 1983, l’objectif du musée est « de sensibiliser la population aux problèmes qu’a connus la confection par le passé et aussi de rattacher ces époques anciennes à l’heure actuelle ». [3] Le projet de musée est de conserver le patrimoine, d’en faire un centre d’animation et de créativité pour les entreprises de confection : il s’agira d’associer un élément de technique actuelle et de soutien aux entreprises encore en place : « le passé, la tradition, le savoir-faire tremplin pour l’avenir ». [4]

2013-06 Mldc - Catalogue p17-1_wpEt c’est grâce au travail des bénévoles de l’association que le projet va se concrétiser pendant les dix années suivantes. En 1983, l’AMICL compte plus de 200 adhérents, fédérant ainsi autour du projet de nombreux argentonnais. Ces bénévoles sont pour la plupart des « anciens et anciennes » du métier et sont heureux de se retrouver, de travailler ensemble et de mettre leurs talents au service de ce projet. En 1982, Jean-René Gravereaux leur envoie une lettre personnelle pour leur expliquer ce qu’il veut faire, pourquoi il a pensé à eux (elles) et ce qu’ils (elles) peuvent contribuer. Une ancienne secrétaire, Odette Vergne, devient ainsi secrétaire de l’AMICL, et chacun et chacune participe selon ce qu’il sait faire. Jean-René et Solange Gravereaux se chargent des acquisitions dans les brocantes, dans les ventes aux enchères, par les dons qu’ils suscitent dans leurs visites. 2013-06 Mldc - Catalogue p16-1_wpIl faut ensuite remettre en état les machines ou les vêtements ainsi acquis : le savoir-faire des bénévoles est précieux et leur motivation spectaculaire :

« Depuis le début, alors là, qu’est-ce que j’ai pu laver et repasser comme chemises, parce que Monsieur Gravereaux nous ramenait plein de chemises, lui il faisait le ravitaillement. Mais alors, on en avait des choses à remettre en état, c’était sale! Alors, il fallait les laver et les repasser. Alors là, on en a fait de l’amidon, parce que c’était beaucoup des chemises à plastron… les bénévoles, chacune faisait ce qui correspondait un petit peu à sa partie. Moi, j’arrivais plus à faire toute seule, alors j’avais contacté une ancienne ouvrière qui savait aussi repasser, repasser de l’amidon. Alors, à nous deux, qu’est-ce qu’on a pu faire… ! Parce qu’avant que le musée soit ce qu’il est, on en a récupéré des choses… et puis on en a remis des choses en état… c’est pas tombé comme ça, tout propre… quand on pense tout ce qu’on a fait, c’est formidable. Ça, on avait un courage pour faire tout ça, on en a passé des heures, à récupérer, à repasser tout ce que Monsieur Gravereaux nous ramenait. » [5]

La municipalité d’Argenton met alors à la disposition de l’association des salles pour les expositions, des locaux pour entreposer les dons et les objets acquis, et accepte dès ce moment de transformer les bâtiments de l’ancienne usine Brillaud afin d’y accueillir le futur musée.

« On avait l’église de Saint-Étienne, plus, dans un coin en bas où on avait nos réserves, où on avait des presses, des machines à coudre, y’avait des mécaniciens pour remettre les machines en état parce que c’est pour quand on nous donnait des machines, c’était dans un état pas pensable. Alors, y’avait trois mécaniciens, mais des bénévoles, aussi qui remettaient toutes ces machines en état, c’était un travail formidable. » [6]

2013-06 Mldc - Catalogue p14-1_wpLes bénévoles assurent ainsi la continuité et la gestion des activités à Argenton pendant que Jean-René et Solange Gravereaux continuent de sillonner le pays pour les contacts, les renseignements, les dons, les acquisitions. Il y a tant à faire! encourager et lancer le message à la profession de ne rien « casser ni jeter », mais de donner au musée, interviewer les anciens ouvriers et ouvrières locaux, faire des acquisitions pour les collections futures, susciter des dons, trouver les appuis et le financement.

Le projet est ainsi bien ancré dans le paysage argentonnais; un projet éducatif est aussi lancé au lycée, dans lequel des jeunes enquêtent, enregistrent et recueillent des documents et visitent des ateliers, certains élèves pénétrant pour la première fois dans l’atelier où travaillent leurs parents.

2013-06 Mldc - Catalogue p18-1_wpChaque année, l’association organise une exposition d’été dans les anciens locaux de l’usine Brillaud mis à la disposition par la municipalité, un lieu symbolique pour la confection à Argenton qui donne une dimension historique au projet. Elle participe également à des expositions dans la région ou à des salons professionnels à Paris, afin de faire connaître ce que sera le musée. Ces expositions attirent de nombreux visiteurs, comme le salon international VETIMAT, dédié au matériel pour le vêtement, le stand du musée attirant plus de 600 visiteurs en 1984.

En 1985, la Direction des Musées de France, le Ministère de la Recherche, la municipalité et les représentants de la profession décident de participer au projet d’un musée de la chemiserie à Argenton, et d’apporter un soutien financier. Une exposition, cette année-là, accueille près de 4000 visiteurs. Entre 1985 et 1987, les recherches et les expositions continuent de rassembler des dons et des informations pour définir ce qui allait constituer le musée : le passé doit être lié au présent, présenter les techniques, la création, l’art, la culture, l’histoire de la confection. Le projet s’inscrit bien dans le contexte de l’époque de diffusion de connaissances scientifiques, historiques et sociales, le travail des femmes aux 19e et 20e siècles en étant une des composantes. Les membres de l’association participent à des colloques à Tours et Besançon sur les thèmes de la mémoire et des musées industriels et un important colloque à Argenton en 1987 présente les premiers résultats des études de faisabilité et oriente définitivement le projet.

Le 21 décembre 1990, la direction des Musées de France inscrit le musée sur la liste des musées contrôlés. À la fin de l’année suivante débutent les travaux du musée. Le choix de la dénomination « Musée de la Chemiserie et de l’élégance masculine » relève de cette volonté de mêler l’histoire à la technique et la mode. [7] Les travaux du musée actuel commencent en 1991 sous la direction de Michel Bodin, architecte, et de Marie-Odile De Bary, Mnes Études, chargée de la muséographie. Le musée ouvre au public le 20 juillet 1993.

2013-06 Mldc - Catalogue p19-1_wpL’ouverture du musée est pour Jean-René et Solange Gravereaux l’aboutissement de plus de 10 ans de travail, de réflexion, de contacts, de dossiers à monter, de recherches à faire, un projet qui les a passionnés : ils ont voulu et su partager leur passion avec les pouvoirs publics et les membres de la profession, mais aussi avec les anciens ouvriers et ouvrières de la confection argentonnaise qui ont eux aussi trouvé l’idée passionnante. On voulait tous que ça marche… on était tous derrière monsieur Jean-René, se rappelle une bénévole. C’est grâce à cette énergie que le Musée de la Chemiserie et de l’élégance masculine est né. Jean-René et Solange Gravereaux voulaient aussi qu’à travers la qualité du musée, les générations futures soient fières du patrimoine et du savoir-faire de leurs ainés. En 1993, il y a 20 ans, leur travail était fait : le projet avait abouti et était maintenant confié à des instances professionnelles pour grandir et continuer à préserver le patrimoine industriel d’Argenton.

« … Voilà la réussite est bien, on est très content d’avoir participé… mais si ce musée existe, c’est bien grâce à Monsieur Gravereaux, Madame Gravereaux, puis Odette Vergne, eh bien tous les 3, ils ont beaucoup travaillé, nous on les a bien aidés, mais on avait tous besoin les uns des autres pour arriver à faire ce qu’on a fait là, c’est bien grâce, quand même à Monsieur et Madame Gravereaux, puis à Odette, parce que qu’est-ce qu’elle en a passé des heures! » [8]

Anne Gravereaux, Nathalie Gaillard


[1] Nouvelle République du Centre Ouest, 16 novembre 1982

[2] Nouvelle République du Centre Ouest, 16 novembre 1982

[3] Nouvelle République du Centre Ouest, 7 juin 1983

[4] Revue Prestige, 1984

[5] Entretien de Mme D. avec Véronique Dassié, ethnologue, 27/02/2002

[6] Id.

[7] LANDAIS-COURANT Frédérique, Entreprises et patronat de l’industrie de la confection, de Paris à Argenton-sur-Creuse (Indre) aux XIXe et XXe siècles. p.541

[8] Entretien de Mme D. avec Véronique Dassié, ethnologue, 27/02/2002