Souvenirs de L’Haÿ

Article publié 
dans le Bulletin de l’Association des Amis du Vieux L’Haÿ
en juin 2011

Souvenirs de L’Haÿ [1] [2]

par Hélène Ballu, petite-fille de Jules Gravereaux.

Un vieillard qui s’éteint, c’est une bibliothèque qui brûle, dit-on. Comme il est encore temps, moi, Hélène Ballu, née le 11 juin 1910 à la roseraie de L’Haÿ, petite-fille de Jules Gravereaux et Laure Thuillier, désire transmettre à leurs descendants, dont je fais partie, ce que je sais de leur famille.                                                                        Hélène Ballu (1995)

L’Haÿ

GV018 - L'HAY MAISON PRINCIPALE_wpEn 1892, Jules Gravereaux et Laure Thuillier avaient acheté une propriété de campagne à L’Haÿ près de Bourg-la-Reine.

Jules Gravereaux s’intéressait particulièrement à la photographie et développait lui-même ses clichés dans une chambre noire installée dans une partie du potager. Sa femme lui dit un jour : « Ce n’est vraiment pas la peine de prendre ta retraite à la campagne, si c’est pour rester enfermé toute la journée dans une chambre noire à développer des photographies. Tu ferais mieux de cultiver des fleurs pour que je puisse faire des bouquets dans la maison ». Ce qu’il fit.

Il essaya différentes espèces, dont les œillets… Mais il s’intéressa surtout aux roses et rechercha toutes celles qu’il put trouver cultivées dans les jardins et chez les horticulteurs.

Il fit la première roseraie de Madame, avec un petit abri pour que les dames puissent faire leur broderie tout en le regardant donner des instructions à ses jardiniers. Puis il fit le triangle de tonnelles recouvertes de roses Dorothy Perkins avec, au centre, le temple de l’amour et quelques plates-bandes des plus jolies espèces, dont Clos-Vougeot.

La roseraie après 1894[3]

En 1894, il acheta un terrain de l’autre côté de la route[4] pour y faire transporter le potager et il confia à un architecte-paysagiste, Édouard André, le soin de transformer l’emplacement en roseraie.

Laplau GV003_wpAu centre, un miroir d’eau rectangulaire; de chaque côté Georges et Claudius Pernet, très jolies roses, roses et très jolies roses jaunes. Tout autour Commandeur Jules Gravereaux, puis six plates-bandes, Caroline Testout, Captain Christy, Ulrich Brunner, Paul Néron, Madame Raymond Poincaré, rose créée par Jules Gravereaux, et Gloire de Dijon ou Reine des neiges, très jolie rose blanche.

Un peu plus loin des pylônes recouverts de Dorothy Perkins, quelques marches et un terre-plein, qu’il ne faut pas appeler théâtre de verdure parce qu’il ne se trouvait pas à cet endroit-là; un double treillage recouvert de Dorothy Perkins et abritant une statue de Vénus… De chaque côté des treillages recouverts de roses à odeur de thé.

À gauche des arceaux de Paul’s Scarlet climber, quelques plates-bandes des roses créées par Jules Gravereaux : Madame Raymond Poincaré, Madame Jules Bouché, Amélie Gravereaux, Petite Françoise.

De l’autre côté, des roses d’Extrême-Orient, des roses anciennes, roses mousseuses et roses de Provins; des arceaux d’American Pillar, puis des collections horticoles de toutes les roses connues à cette époque.

Enfin, un ravissant théâtre de verdure qui malheureusement n’existe plus, et je le regrette, car il était vraiment très joli. Je souhaite vivement qu’il soit un jour reconstruit.

Sur une pelouse du parc, un massif de roses à parfum que l’on distillait dans un alambic installé à côté du laboratoire de photographie.

Devant le miroir d’eau, un petit musée regroupant tout ce qui intéressait les roses dans les arts : très jolies porcelaines, étains ou poinçons à la rose, différents objets ornés de roses, collections de timbres – surtout chinois – à l’effigie de la rose, photographies, tapisseries destinées à recouvrir des sièges, dentelles, rubans, tableaux, gravures de Redouté, livres, poèmes (« Mignonne allons voir si la rose… »), flacons de parfum et d’eau de rose, et enfin un fichier indiquant les origines de chaque rosier.

Les jardiniers

Léon Bonneville fut d’abord cocher chez Jules Gravereaux et Laure Thuillier, et faisait souvent le trajet entre Paris et L’Haÿ. Il y rencontra une jeune fille qu’il épousa et, désirant rester fixé à L’Haÿ, il demanda à devenir jardinier. Il était encore jardinier après la vente de la propriété au Val-de-Marne, et avait acheté une maison à L’Haÿ.

David, jardinier-chef, et sa femme, basse-courière, étaient logés dans les communs. Il était encore jardinier au moment de la vente et avait aussi acheté une maison à L’Haÿ. Un autre ménage jardinier et basse-courière[5], qui s’occupait aussi de la vache, était logé dans les communs. Enfin, il y avait les deux journaliers qui étaient surtout chargés de l’entretien du parc et du potager.

… et Jules Gravereaux

Jules Gravereaux et ses petits-enfants (AAVLH)_wpJ’ai peu connu mon grand-père Jules, décédé en 1916, alors que j’avais 5 ans. Mais je me souviens de lui comme s’il était encore présent parmi nous. Je revois sa figure pleine de bonté, ses grands favoris blancs. Depuis quelques années, il avait le cœur fatigué. Et le dimanche, à L’Haÿ, il s’offrait une grasse matinée.

Il adorait les enfants. Il me faisait venir et monter sur son lit pour me poser des questions ou me raconter des histoires. Il me montrait son journal, L’Écho de Paris, et comme je commençais tout juste à apprendre à lire, je disais régulièrement é-ch-o de Paris, ce qui l’amusait et le faisait rire, mais rire beaucoup pendant un bon moment. J’entends encore le son de sa voix résonner à mes oreilles.

Il était toujours désireux de répandre joie et bonheur autour de lui. Il était très aimé et estimé par tout son entourage. Dans son fameux livre de comptes, nous voyons, à telle date « Prêté à Untel », « Prêté à Untel », « Prêté à Untel »… pas toujours de remboursement et jamais d’intérêts. Laure Thuillier le suivait bien dans cette voie. Elle se préoccupait des personnes qui n’avaient pas eu de chance dans leur vie. Berthe Dequin, et bien d’autres.

La famille

Généalogie (très partielle) de la famille Gravereaux

Heredis

JLM l Hay0018 - YH054_wpÀ l’achat de la propriété de L’Haÿ, Amélie (ma mère) avait 7 ans. Ses parents lui avaient acheté une petite voiture attelée à une chèvre qui faisait sa joie ainsi que celle de ses cousines. Elle avait aussi un petit bâtiment, appelé le chalet Lili, où elle apprenait à faire de la cuisine. Ses sœurs, Blanche et Madeleine, et sa cousine Marie apprenaient à faire de la broderie. Les fils, Henri et René, montaient à cheval sur un parcours avec sauts d’obstacles.

La maison normande, située près de la maison principale, servait à ranger les jeux : arcs et flèches pour le tir à l’arc, boules de pétanque, balles et raquettes de tennis, carabine pour le tir installé près du tennis.

Lorsqu’Henri, après avoir suivi l’école de Saint-Cyr pour devenir militaire, eut épousé Jeanne Laborie, la maison normande fut légèrement modifiée pour qu’ils puissent venir y habiter pendant l’été. Quand Madeleine eut épousé Lucien Villeminot, ils s’installèrent dans une petite maison près du portail. La villa Léonard, dont le jardin communiquait, fut habitée par Laure, fille de Mathilde et Narcisse. Blanche avait épousé Carlos Alvarez del Campo et habitait la grande maison avec ses parents, ainsi qu’Amélie qui avait épousé René Ballu. Il y avait beaucoup d’animation entre les habitants de toutes ces maisons.

Jules Gravereaux s’occupait de sa roseraie et de ses photographies et Laure s’occupait du personnel et l’aidait à recevoir les nombreux visiteurs venus admirer leur roseraie.

En 1914, les hommes furent mobilisés et en 1918 ils sont tous revenus indemnes. En 1916, Jules mourut d’une crise cardiaque dans son appartement de Paris. Laure Thuillier continua à gérer sa maison de Paris, et sa propriété de L’Haÿ-les-Roses, aidée par ses deux fils et très entourée par tous ses enfants et ses nombreux petits-enfants.

Notre grand-mère approchait les 80 ans, âge rarement atteint à cette époque. Nous préparions la fameuse vente de charité au profit des écoles libres de L’Haÿ-les-Roses. Je dépoussiérais les vitrines du musée. J’apprenais par cœur le nom de toutes les roses.

Après le décès de notre grand-mère, en 1932, nous y sommes encore revenus pendant quelques années jusqu’à la vente de la propriété au département de la Seine. Et, avant de partir, j’ai embrassé tous les arbres de l’allée des platanes.

Après la vente de la propriété

Il y a quelques années, Raymond Gravereaux, architecte en chef des bâtiments civils du département de la Seine, apprit qu’un projet de rénovation des bâtiments attenants à la roseraie de L’Haÿ était en cours. Bien que n’appartenant pas au département du Val-de-Marne, il demanda à en être chargé, disant que Jules Gravereaux était son grand-père. Sa demande fut exaucée. En fait de rénovation, il fit abattre pas mal de bâtiments, disant qu’ils étaient en très mauvais état et ne servaient plus à rien. La maison normande, la cuisine ajoutée à la grande maison (ce qui n’est pas un mal), la maison habitée autrefois par la famille Villeminot, les maisons des jardiniers, la buanderie, la villa Léonard, la serre, le poulailler, le chalet Lili, tous furent démolis. Cela nous fut pénible, mais il faut reconnaître que ce qui reste est en parfait état et que l’ensemble est encore très joli.

1910-06-19 Gravereaux, Suzanne - JLM0285N_wpLa chapelle fut épargnée. Elle avait été aménagée dans une ancienne grange à l’autre extrémité du parc. Oncle Carlos y avait peint une superbe vierge espagnole qui, parait-il, existe encore. C’est là que furent célébrés les baptêmes de nombreux enfants de la famille dont celui de Suzanne, branche René Gravereaux, et de moi-même, par Monseigneur Amette, cardinal-archevêque de Paris, en tournée épiscopale ce jour-là à L’Haÿ. Une plaque de marbre commémore cet évènement.

C’est dans cette chapelle que notre grand-mère Laure faisait dire tous les ans, à la fin du mois de septembre, une messe à l’intention des défunts de la famille. Moment d’autant plus triste pour moi qu’il correspondait à la fin des vacances, au retour à Paris et à la rentrée en classe. J’aurais préféré que cette messe fût célébrée au mois de juin en remerciement pour tant de beauté, mais je savais associer les remerciements au Grand Créateur de toutes choses et ceux adressés à mon grand-père qui avait su faire une si belle roseraie.

File0032a


Illustrations :

Jules Gravereaux et Henri Gravereaux dans la roseraie (1913). Source : Archives Yves Humbert.

Gérard LAPLAU : La Roseraie de L’Haÿ-les-Roses. Collection Guy Villeminot.

Jules Gravereaux et ses petits-enfants (vers 1912). Source : Association des Amis du vieux L’Haÿ.

Les petits-enfants de Jules Gravereaux dans la carriole (1912). Source : Archives Yves Humbert.

Monseigneur Amette au baptême de Suzanne Gravereaux et Hélène Ballu (19 juin 1910). Photo pouvant avoir été prise par Jules Gravereaux. Source : Archives Jean-Luc Marret.


[1] Hélène Ballu a enregistré ses souvenirs sur une cassette. La transcription et la mise en page – dont une partie est présentée ici – ont été effectuées par Odile Gravereaux-Calder et Jean-Luc Marret, tous deux des arrières-petits-enfants de Jules Gravereaux (voir le tableau généalogique).

[2] Le texte original a été conservé, même si Hélène Ballu y faisait quelques erreurs ou approximations.

[3] La roseraie, telle qu’elle est décrite, est vraisemblablement celle qui existait vers 1910-1915.

[4] Probablement une allée qui traversait le parc et servait au passage des voitures à cheval, mais il a été impossible de l’identifier.

[5] Il y avait quelques animaux domestiques (vache, âne, chèvre, poule) qui servaient principalement à l’éducation, à l’amusement ou au transport des enfants de Jules Gravereaux puis de ses petits-enfants.