Jules Gravereaux au Bon Marché

Article écrit par Jean-Luc Marret, sous le titre de « Le Bon Marché de Jules Gravereaux »
et publié 
dans le Bulletin de l’Association des Amis du Vieux L’Haÿ
en juin 2011

Jules Gravereaux - OG1332bCréer la roseraie de L’Haÿ et l’entretenir pendant près d’un quart de siècle, comme l’a fait Jules Gravereaux, nécessite d’importants moyens financiers. Les origines de la fortune de Jules Gravereaux sont souvent peu connues, parfois mystérieuses, quand elles ne prêtent pas lieux à des rumeurs de toutes sortes. Pourtant, la lecture de ses documents personnels – en particulier son petit carnet[1] et son inventaire[2] – ainsi qu’une bonne connaissance du fonctionnement du Bon Marché peuvent fournir de nombreuses explications…

Né le 1er mai 1844 à Vitry, Jules Gravereaux était le fils cadet d’un menuisier; un métier fort honorable, certes, mais qui ne rapportait pas beaucoup. Son père, Jean Narcisse Mathurin, a orienté le premier de ses fils, Narcisse, vers l’architecture, mais destinait le dernier à une tout autre activité. C’est pourquoi, alors qu’il n’avait pas encore douze ans, Jules « débute dans le commerce, chez Mr Caillaut rue du Bac »[3] ; son apprentissage se fera donc dans une mercerie-bonneterie.

Aristide Boucicaut 05_wpMarguerite Boucicaut 01_wpIl y restera jusqu’en 1864, alors qu’il entre au Bon Marché, propriété des Boucicaut[4]. Il fait donc partie des premiers employés de ceux-ci, comme François-Émile Morin ou Ernest-Félix Ricois qui, à ce titre, bénéficieront tous de nombreux avantages accordés par les Boucicaut.

 

Aristide Boucicaut                                                                                                                  Marguerite Boucicaut
(Source : Ouest-France)                                                                                                        (Source : Fonds Boucicaut)

De 1866 à 1870, il travaillera au magasin du Louvre, puis, au magasin de la Paix, avant de revenir au Bon Marché comme chef de rayon — « premier » dit-il dans son petit carnet – au comptoir d’ombrelles. C’est un poste considérable puisqu’il dirige une unité administrative presque autonome : « il disposait d’un budget propre, achetait sa marchandise, disposait du pouvoir de recruter ou licencier le personnel sous ses ordres […] fixait les tarifs, décidait des hausses et des rabais, préparait les étalages, prévoyait la publicité de son unité […] et il entrait dans sa fonction d’assurer la coordination avec les services centraux du magasin[5]. » Son salaire est en conséquence : en 1873, 8 jours avant son mariage, et alors qu’il commence son « inventaire », il y indique qu’il a gagné 11 176,90 francs dans l’année précédente; ce qui devait correspondre à deux à quatre fois ce qu’un vendeur pouvait obtenir avec son salaire fixe et ses commissions.

Jules Gravereaux n’a que vingt-neuf ans, ne doit rien, mais n’a fait que peu d’économies, et une partie de celles-ci est placée dans un compte au Bon Marché; et les Boucicaut incitent les employés à épargner en leur offrant un intérêt de 6 % sur les comptes ouverts dans la maison.[6]

Dans ses activités de chef de rayon, les dirigeants du Bon Marché lui fixent déjà des objectifs à atteindre :

« 7 octobre 1873 : Lundi Exposition d’hiver, beau temps très chaud 670 000 fr à faire, fait 905 000 fr »[7]

Au Bon Marche01_wpJules Gravereaux obtient des résultats probants et le 1er août 1874, il devient « Intéressé de ce jour au BON MARCHÉ »[8] ; ce qui signifie qu’il touchera désormais un pourcentage sur les bénéfices de l’établissement… Dans l’année qui suit, ses gains doublent et il continue à placer une partie de son argent dans la Maison; comme il maintient le même train de vie, ses économies augmentent substantiellement.

Bon Marche (96750078)_wpIl continue à bien performer, même si les conditions ne sont pas toujours idéales :

« 12 mars 1877 : Lundi. Exposition de printemps — très froid, les ruisseaux sont gelés, mauvaise opinion toute la journée 540 000 à faire fait 564 000 à cause du temps résultat satisfaisant ».[9]

Cette même année, monsieur Aristide Boucicaut prend sa retraite; Jules Gravereaux note dans son carnet :

« 11 décembre 1877 : Mardi, dernier jour de présence de monsieur Boucicaut père au magasin, il trouve que les magasins sont trop sacrifiés aux bibelots, il m’en fait le reproche à moi particulièrement. »

Monsieur Boucicaut (père) meurt deux semaines plus tard; son fils, mais surtout sa veuve prennent la relève. Les affaires continuent, Jules Gravereaux réussit toujours à atteindre ses résultats et le pourcentage de son « intéressement » augmente…

Bulletin de participation aux bénéfices ( Bon Marché).pdfEn 1880 et selon les volontés de son mari, Madame Boucicaut transforme le Bon Marché en association coopérative qu’elle forme avec un certain nombre d’employés déjà propriétaires d’une épargne ou d’un capital dont ils font l’apport à titre de commandite. Madame Boucicaut fournit une contribution considérable – le fonds de commerce, évalué à 10 millions de francs et des marchandises à l’inventaire, pour deux millions et demi –, mais l’apport des associés commanditaires est aussi fort important, puisqu’il s’élève à 7 millions et demi. Alphonse Gouin, le nouveau directeur, investit 500 000 francs et dix autres personnes fournissent chacun 200 000 francs[10] ; parmi eux, Jules Gravereaux…[11]

Pendant les années qui suivent, Jules Gravereaux touche du Bon Marché d’importantes sommes d’argent provenant principalement de trois sources : ses intérêts sur les bénéfices de la Maison, les dividendes de ses 4 parts et l’intérêt, à 6 % sur son compte au Bon Marché. En outre, il a acquis en 1884 un immeuble de rapport, rue Poissonnière, et il en retire des revenus[12]

Lorsqu’il prend sa retraite, le 31 juillet 1888, il n’a que quarante-quatre ans, mais il dispose d’actifs importants : ses deux immeubles et surtout ses actions du Bon Marché – il en a maintenant 7[13] – qui lui assureront des revenus confortables et lui permettront d’acquérir la propriété de L’Haÿ, d’y aménager la roseraie  et de l’entretenir!

Jules Gravereaux - Medaille (bronze) detoureeComme l’indique d’ailleurs Frédérique Landais-Courant[14], Jules Gravereaux « représente bien le modèle du self-made-man à la française. Il est l’un des nombreux exemples d’ascension sociale exceptionnelle de la fin du XIXe siècle. Issu d’une famille d’artisans indépendants, il a su, tout comme son patron Aristide Boucicaut, gérer ses revenus et faire fortune. »

Cette fortune, Jules Gravereaux la doit principalement aux Boucicaut qui l’ont encouragé pour de multiples raisons. , d’abord parce qu’ils avaient comme principe que l’on ne pouvait monter dans la hiérarchie qu’en sortant du rang et parce qu’ils privilégiaient les employés de longue date, profondément imprégnés des traditions de la maison : c’est ainsi que les deux premiers gérants, Émile Morin et Narcisse Fillot avaient fait carrière au Bon Marché après y être entrés comme vendeurs, le premier en 1856 et le second, cinq ans plus tard[15].

En outre, le Bon Marché était conçu par ses fondateurs comme un prolongement de la famille Boucicaut; ils voulaient que leurs employés soient partie prenante de celle-ci et qu’ils en adoptent les valeurs. Jules Gravereaux fut probablement l’un des membres les plus exemplaires de cette « famille ». Comment d’ailleurs ne pas faire le parallèle entre eux, leur vie bourgeoise, leur libéralisme et leur philanthropie?

D’ailleurs, Jules Gravereaux avait établi – et depuis longtemps — des liens amicaux (et presque familiaux) avec plusieurs de ceux qui deviendront des dirigeants du Bon Marché. Narcisse Fillot était son voisin lorsqu’il habitait, en 1862, au no 5 rue de Babylone, mais il fut également le témoin à la naissance de cinq enfants de Jules Gravereaux; tout comme le fut Charles Montet qui a aussi été employé « intéressé » du Bon Marché et « associé commanditaire » à partir de 1880. Quant à Ernest-Félix Ricois — entré au Bon Marché en 1871, chef de comptoir, puis « associé commanditaire » et enfin gérant de 1893 à 1910 –, il a été témoin au mariage de Henri Gravereaux (le fils de Jules) en 1902.

Ces liens, Jules Gravereaux a dû les maintenir toute sa vie 1902 RdlH - Catalogue p133a_wpou, à tout le moins, en garder de précieux souvenirs. Et l’on ne s’étonnera point de trouver des noms connus au Bon Marché parmi les roses qu’il a créées[16] et dédiées à leurs femmes : Madame Bertaux, Madame Caslot, Madame Fillot, Madeleine Fillot, Souvenir de Madame Fillot, Madame Lucet. Madame Albert Montet, Madame Morin, Madame Ouvière, Madame Ricois, Madame Tiret…

Entre les Boucicaut et Jules Gravereaux, il y a donc eu un Bon Marché !

Roses de Malmaison - p05b_wp


[1] Jules Gravereaux a tenu un petit carnet personnel, sous forme d’agenda perpétuel, où il a consigné les évènements marquants de sa vie, depuis la date de naissance de son père, en 1806, jusqu’au décès de son beau-père, en 1893.

[2] Complémentairement à son carnet personnel, Jules Gravereaux enregistrait, dans un « inventaire », ce qu’il gagnait, ce qu’il dépensait et ce qu’il possédait; il a commencé celui-ci juste avant son mariage, en 1873, et l’a tenu jusqu’en 1913.

[3] Le 16 mars 1856, un dimanche soir, ainsi qu’il le mentionne dans son petit carnet personnel; en mentionnant en outre : « Naissance du prince Napoléon Impérial ».

[4] En 1863, monsieur Aristide Boucicaut était devenu l’unique propriétaire du Bon Marché, un petit magasin de nouveautés situé, lui aussi, dans la rue du Bac.

[5] Miller, Michael B. Au Bon Marché 1869-1920 : le consommateur apprivoisé. Paris : À. Colin, 1987 Armand Colin

[6] En 1886, 927 employés avaient ainsi confié un total de 3 200 00 francs à l’établissement (Miller, M. op. cit.) ce qui est loin d’être négligeable…

[7] Gravereaux, Jules. Carnet.

[8] Gravereaux, Jules. Carnet.

[9] Gravereaux, Jules. Carnet.

[10] Voir à ce sujet : Bulletin de la participation aux bénéfices, publié par la Société pour faciliter l’étude pratique des diverses méthodes de participation du personnel dans les bénéfices de l’entreprise.

[11] On peut considérer qu’une somme de 200 000 francs correspond approximativement à 400 000 € d’aujourd’hui, mais les comparaisons sont hasardeuses. L’on sait toutefois que Jules Gravereaux a acheté, en 1884, un immeuble au 4 avenue de Villars pour 200 200 francs plus les frais.

[12] L’immeuble du 4, avenue de Villars ne lui servira que pour y loger et y installer une partie de sa famille.

[13] Les quatre premières ont été achetées 50 000 francs chacune et nous ne savons pas combien il a payé les suivantes. Mais leur valeur monta considérablement : « elles se négociaient à 360 000 francs en 1893, pour atteindre le niveau stupéfiant de 600 000 francs en 1898. » (Miller, M., op. cit.)

[14] LANDAIS-COURANT, Frédérique. « Entreprises et patronat de l’industrie de la confection, de Paris à Argenton-sur-Creuse (Indre) aux XIXe et XXe siècles ». Non publiée. 2001.

[15] Miller, M. op. cit.

[16] Chacun ayant été soit « employé intéressé », soit « associé commanditaire » soit gérant, voire les trois!