Achille Cesbron – L’Art et les fleurs

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À l’occasion de la Fête des Artistes de la Fleur à la roseraie de L’Hay, le 15 juin 1911, Achille Cesbron, Président de l’Académie des Arts et de la Fleur, prononce le discours d’ouverture…

Le Journal des Roses, dans son numéro de septembre 1911, reproduit le texte intégral de cette conférence.

Mesdames, Messieurs, Mes chers confrères

Les organisateurs de cette fête ayant décidé qu’une Parole ouvrirait la séance artistique, avaient annoncé une conférence sur le double objet de notre réunion.

Ils auraient désiré, qu’un artiste du Verbe, un maitre en l’art du bien dire, fût venu vous parler éloquemment de l’Art et des Fleurs, mais pressés par le temps, ils ne purent obtenir la précieuse collaboration et c’est ainsi qu’est dévolu à l’un d’eux, l’honneur insigne, mais pour lui bien difficile mission, de parler de l’Art devant vous, Artistes, et de parler des Fleurs dans cette admirable Roseraie.

Aussi bien, l’annonce d’une conférence n’est plus exacte. Ce que je voudrais vous dire est plutôt une indication des idées qu’une existence passée dans la contemplation active des Fleurs a fait naître en ma pensée. Ce ne devrait être, à l’ouverture d’une telle Fête, qu’une invocation religieuse à la divinité que nous servons tous, un acte de foi et d’adoration que je voudrais pouvoir clamer solennellement, ici surtout, dans ce véritable Temple que la pieuse magnificence de M. Jules Gravereaux, ce grand Prêtre de la religion florale, a édifie à la Rose, à la Reine des Fleurs!

L’ART ET LA FLEUR.

Le dessein de cette dissertation étant d’établir un parallèle entre la Beauté florale et l’Art humain, il convient, avant tout, de bien définir les idées en présence.

Qu’est-ce que l’Art et qu’est-ce que la Beauté?

L’Art, c’est l’expression consciente et volontaire du sentiment esthétique exalté. L’Art, c’est, autrement dire, l’expression de l’émotion que la Beauté impose à notre sensibilité générale que cette Beauté soit perçue dans le domaine physique ou dans le domaine mental, clans le monde des réalités tangibles ou dans le monde des idées.

La Beauté, c’est l’harmonie sensible, c’est la concordance des éléments qui constituent l’objet considéré. La perception de la Beauté, autrement dit, le sentiment esthétique n’est autre que la reconnaissance et la compréhension de l’ordre et des rapports qui règnent dans la nature. Être ému par la Beauté, c’est reconnaître le bonheur des choses dans leur spectacle même, c’est en comprendre l’harmonie, c’est aussi, par conséquent, y trouver ses propres rapports d’analogie, s’y reconnaitre soi-même. C’est communier en l’objet de sa contemplation.

L’Art, manifestation du sentiment esthétique, n’est donc pas autre chose que l’exprimation, c’est-à-dire la réalisation dans le domaine sensible de l’idéalité de notre être et c’est l’affirmation de la tendance infiniment harmonienne de l’individualité.

Examinons maintenant ce qu’est en soi la Beauté des Fleurs.

Si simplement sentimentale et admirative que soit la contemplation du monde floral, l’artiste ne peut l’effectuer constamment sans que l’esprit d’observation qui est en tout homme ne fasse d’intéressantes remarques et réflexions.

De plus, les contacts avec les hommes de science, la lecture, même inappliquée, de leurs écrits, ont suffisamment révélé la genèse évolutionnelle du règne végétal pour qu’il soit facile aujourd’hui, sans poser au botaniste, de comprendre et d’exposer l’ordre des transformations de ce monde des plantes.

Nous pouvons, facilement même, suivre cet ordre évolutif dans toutes ses phases, car la nature renouvelle constamment ses créations et tout le passé est contenu dans le présent. Nous pouvons voir la plante primitive, comme ces lichens et ces mousses, rudimentaires agrégats de cellules végétatives fondant parfois encore leur condition d’existence avec celle du monde antérieur, l’inerte monde minéral. Cryptogames sans affectuosité, se multipliant par fractionnements déchirés, puis par les bourgeonnements ou les spores, modes de reproduction sans lumière, sans beauté, sans joie visible; puis de là s’élevant à travers mille essais, mille efforts, jusqu’à la plus exquise et la plus évidente sensibilité, jusqu’à l’individualité (au sens absolu de ce mot : indivise-dualité) jusqu’à la conscience qui est la réflexion sur soi-même; jusqu’à la vie affective, jusqu’à l’amour enfin, qui n’est autre que l’exaltation de l’individu en son double.

Les Fleurs, ce couronnement de l’existence végétale, ne sont-elles pas les vases d’amour, les alcôves radieuses où, dans la lumière et les parfums, dans la pure Beauté, dans les plus pures délices, s’accomplissent les végétales hyménées, par lesquelles se régénèrent, s’amplifient, s’élèvent vers la perfection de leur type tous les sujets du règne?

Mais ces fleurs d’amour ont de plus, pour les yeux de notre esprit, une mission plus sublime encore. Elles ne sont pas seulement les enveloppes protectrices des organes régénérateurs, leur Beauté surabondante est sans proportion avec toute utilité matérielle et affective. Elle témoigne d’un effort d’un autre ordre, en dehors des limites de l’existence terrestre; c’est une aspiration vers l’au-delà; c’est une expansion vers la vie ultra sensible : c’est un essor d’infinitude.

Regardons-les bien ces Fleurs; considérons ces gracieux calices, leur magnificence est sans rapport avec leur fonction originale; ce n’est plus de la convenance, une adaptation parfaite à la fonction, non, c’est un effort désintéressé de ce luit immédiat, restreint, c’est de la Beauté pour de la Beauté.

Comment pourrions-nous douter de la conscience et de l’intelligence des Fleurs? Ne les voyons-nous pas ainsi se complaire en ce sublime effort intellectuel?

C’est au point que, parfois, elles se détournent même, en partie du moins, de leur primitive et étroite destinée. Ne voyons-nous pas ces pétales magnifiques entraîner par leur exemple les organes générateurs même, et les étamines d’amour devenir, en formant les fleurs doubles, des pétales de pure Beauté?

C’est de la Beauté pour de la Beauté, vous dis-je! C’est de l’Art pour l’Art!

C’est là en vérité chez les plantes la manifestation de cette tendance qui nous entraîne, nous aussi, vers l’extension infinie. C’est chez les Fleurs, qui sont les Artistes du monde végétal, comme chez les Artistes, qui sont les Fleurs de notre monde humain, la preuve de notre commune tendance. Nous suivons une même voie, nous allons vers le même but. C’est à travers et au-delà de l’existence matérielle et sensible, notre commun essor vers l’idéalité. L’Art des Fleurs et l’Art des hommes, c’est le résultat, c’est l’expression du même sentiment de leur infinitude, leur effort de communion dans l’universelle Harmonie, leurs réponses identiques à l’appel de la Divinité!

Mais le monde végétal est le frère aîné du nôtre. Plus avancé que nous dans la voie de perfection, il nous montre en nous précédant, le chemin que nous devons suivre.

Je ne veux point parler ici de ce qu’on pourrait appeler la morale chez les lieurs. Je ne suis qu’un artiste et ne veux parler que de Beauté, mais je remarque que le mot Esthétique contient, phonétiquement du moins, le mot Éthique, qui signifie morale; de même que l’idée de Beauté se confond en excellence avec l’idée de Bonté. Je puis donc croire que peut s’étendre infiniment la portée de ces idées en restant exclusivement dans mon sujet.

Ce n’est douteux pour personne que les fleurs furent pour nous les révélatrices de l’idée de pure Beauté. C’est en effet par elles seules que nous avons pu prendre conscience d’heureux efforts désintéressés, s’effectuant pour ainsi dire hors de tout bénéfice immédiat. Aucune autre splendeur dans la Nature ne pouvait, comme la Fleur, être notre initiatrice; trop imposante, trop éloignée ou trop opposée à nous, nous ne l’aurions pu comprendre. Mais en nous penchant, nous vîmes les fleurs, notre esprit s’éclaira subitement, nous comprimes la Beauté, l’Harmonie, l’Idéal, nous comprîmes notre destinée. Ainsi s’explique le culte que de tout temps l’humanité consciente, apaisée et sentimentale, a voué aux lieurs. Elles furent nos initiatrices et elles demeurent toujours nos confidentes fidèles, en nos joies comme en nos chagrins.

La mission des artistes est semblable à celle des fleurs, mais plus avancées que nous, chez les fleurs, l’artiste se confond avec l’œuvre.

Les artistes exercent un véritable sacerdoce, ils révèlent au monde humain sa destinée heureuse; ils lui apprennent que le Bien, que le Beau ne sont pas des illusions; ils lui prouvent par leurs chefs-d’œuvre qu’à travers les apparences fugitives une seule réalité demeure constante : l’idéal!

Artistes aux fleurs consacrés, mes chers Frères, notre mission est la plus douce et la plus heureuse qui soit au monde. Nous n’avons même pas à traduire le puissant langage des fleurs, nous n’avons qu’à le recueillir, qu’à le fixer, qu’à le répéter pour le faire constamment comprendre. Nous n’avons qu’à fixer dans le temps et l’espace l’exemple émerveillé de nos chers modèles.

Aimons les Fleurs et, par notre Art tout à Elles consacré, faisons-les de plus en plus admirer et comprendre. Ainsi nous enseignons aux hommes plus efficacement que par des mots, que le seul chemin qui conduit au Bonheur est dans la conscience et la soumission à notre destinée; que ce chemin est tout d’Amour, tout de Beauté, qu’il est couvert de fleurs et va directement vers l’universelle et divine Harmonie.

Achille CESBRON. Président de l’Académie des Arts et de la Fleur.