Journal de l’Université des Annales – 1er décembre 1912

1912-12-01 Journal Université Annales p717Titre_wp

La fête de L’Université des Annales est, chaque année, un événement parisien. Cette année, grâce à la merveilleuse obligeance de M. Gravereaux, qui avait bien voulu nous prêter comme cadre à la fête sa fameuse Roseraie, célèbre dans le monde, elle brilla d’un éclat incomparable. Il ne nous appartient pas de dire ce qu’elle fut, — nous laissons ce soin à nos confrères; cependant, nous serions ingrats en ne remerciant pas personnellement M. et Mme Gravereaux de leur charmante bonté, en ne témoignant pas notre gratitude profonde aux artistes qui ont prêté le concours de leur talent à cette réunion parisienne; enfin, en ne disant pas à nos amis, venus si nombreux à l’Hay, notre joie qu’ils aient embelli cette journée de leur présence et de leur amitié. Ce fut une fête du printemps et de la jeunesse, une fête qui, sous ces beaux ombrages, dans ce parc embaumé et féerique, parut un enchantement à ceux qui y prirent part… M. Gravereaux est le magicien, l’empereur de la Rose; dans la mousse et sous les feuillages, il lui a dressé un temple exquis, il a ressuscité en France le culte de la fleur, il a fait de la Rose la poésie de sa vie.

Donc, nous fûmes, le 12 juin, au royaume de la Poésie, de la Beauté et des doux parfums. Mais laissons la parole à nos confrères :

« Sous l’aimable conduite de Mme et de M. Adolphe Brisson, ce fut, à travers Paris étonné, puis le long de la grand’route poussiéreuse, puis au milieu de coteaux verdoyants, le défilé d’une vingtaine de grands autobus, remplis de rires et de fleurs. Une sonnerie de trompes. On débarque, et ce sont les merveilles du plus beau domaine du monde, le « musée de la Rose », la roseraie embaumée, avec ses charmilles, ses parterres et l’étincellement innombrable de ses roses, les allées du parc séculaire, et, tout au bout, la surprise du plus verdoyant, du plus élégant, au plus joli des théâtres de la nature. Le temple de l’Amour, aux torchères embrasées, aux degrés couverts de guirlandes de roses, domine la large et rustique scène et les bancs de gazon, couverts de guirlandes de jeunes filles. On se montre des écrivains aimés, des critiques redoutés, et les jeunes rires se mêlent au parfum des roses. »

(Le Temps.)

1912-12-01 Journal Université Annales p717_wp

« Ce fut surtout la fête de la poésie. On y entendit une admirable conférence de M. Jean Richepin, toute parfumée, toute enivrée, devrait-on dire, des charmes de la nature et du printemps; il dit la légende de la Rose, et trouva, à propos de cette fleur d’idéalisme, à conter les plus tendres, les plus émouvantes choses du monde. Il dit lui-même des vers sur la rose et ce fut un régal des dieux. On l’acclama. La guirlande des poètes, qui vint ensuite, fut une chose originale et charmante.

1912-12-01 Journal Université Annales p718_wp» Auguste Dorchain, Fernand Gregh, Hélène Vacaresco, Gabriel Nigond, Jean Cocteau vinrent réciter, qui un sonnet, qui une ballade, et Mme Simone, avec une intensité d’émotion qui ravit l’auditoire, dit Déchirement, une des plus belles pièces de vers de la comtesse Mathieu de Noailles. Le Scarabée, d’Abel Bonnard, récité par Lluis, n’obtint pas moins de succès. Dans ce théâtre de la Rose, L’Evocation Grecque fut d’un charme saisissant. Elle nous révéla une Mme Sorga superbe dans ses mélopées grecques accompagnées à la lyre antique par M. Maignien, et elle nous donna le plaisir de voir la spirituelle Chasles en nymphe, dansant, en compagnie de Mlles Meunier et Rouvier, un petit ballet antique délicieux avec des accompagnements de flûte et de harpe.

» Nous eûmes encore le plaisir d’entendre M. Talongo, un jeune ténor, que tous les salons de Rome s’arrachèrent cet hiver, et qu’on bissa d’enthousiasme. Et nous applaudîmes encore la jolie Constance Maille, poétique à souhait dans des vers de Desbordes-Valmore; Madeleine Roch, magnifique interprète de La Nature, de Victor Hugo; Brémont, l’artiste qui inventa l’adaptation musicale avec Thomé, et s’y taille toujours un succès considérable. Enfin, notre [lustre et cher doyen Mounet-Sully dut donner deux morceaux de plus qu’il n’avait promis, et la fête se termina sur le délicieux duo de Colinette chanté à ravir par Huguenet et Mme Simon-Girard.

» On se promena ensuite sous des voûtes fleuries, dans le paradis de la Rose, on goûta, et ce fut, en vérité, la fête du printemps, la fête du soleil et de la jeunesse. Tout-Paris assistait à ce printanier quatre à sept. »

(Le Figaro)

1912-12-01 Journal Université Annales p719_wp

« Le succès de la fête a été .complet; rien n’y manqua, pas même l’émotion d’une pluie, qui eut le bon esprit de durer peu. Rien n’est merveilleux comme le cadre de ce domaine, que des fées, déguisées en roses de tous genres et de toutes couleurs, semblent avoir élu pour demeure.

» La fête de L’Université des Annales est de celles dont on se souviendra longtemps: ce fut l’apothéose de la jeunesse et de la poésie. »

(Le Gaulois)

 1912-12-01 Journal Université Annales p720_wp
« A M. Jean Richepin, il appartenait d’être auprès de la nature l’interprète de tous. La conférence, qu’il fit sur les roses, fut moins une conférence qu’un hommage. De son âme fervente, en poète magnifique, il tira le plus éloquent des sauts. Aux ramures, dont les gestes sont ceux des offrandes et qu’on pouvait croire tendues vers lui, aux églantines, aux roses, il jeta l’or de son verbe et les baisers de son coeur.

» L’hymne fut complet, surtout que tour à tour MM. Dorchain, Fernand Gregh, Mile Hélène Vacaresco, MM. Nigond, Cocteau, M. Lluis, Mme Simone, consacrèrent ensuite, par des poèmes, la gloire des roses, et que M. Tanlongo, Mlle Maille, Mlle Madeleine Roch, M. Brémont, apportèrent le souvenir des poètes de tous les temps.

» Lorsque M. Mounet-Sully, le glorieux doyen, termina en disant les vers de Hugo, A une Rose, la vue de ce géant de l’art tragique tenant dans ses doigts une fragile petite rose apparut comme le plus clair symbole de l’éternité de la beauté.

» Mme Simon-Girard et M. Huguenet, en chantant le duo de Colinette, apprirent aux bergeronnettes des environs des couplets qu’elles ne manqueront pas de répéter souvent.

» Et le soleil se couchait déjà dans les brumes violettes accrochées aux francs des coteaux de Bourg-la-Reine, que les vingt autobus ramenaient vers Paris les amis des Annales, qui sont les amis des roses. »

(Albert Acremant, Excelsior)

1912-12-01 Journal Université Annales p721_wp

« M. et Mme Adolphe Brisson, au nom de L’Université des Annales, avaient convié, hier, bon nombre de Parisiens à aller passer l’après-midi dans ce lieu féerique qu’est,sur les hauteurs de Bourg-la-Reine, la Roseraie de M. Gravereaux. Et les invités n’avaient pas manqué de saisir cette occasion de visiter, dans leur berceau, ces admirables roses que leur propriétaire envoie généreusement à Bagatelle et à la Malmaison.

» A deux heures, vingt autobus fleuris quittaient l’hôtel des Annales, rue Saint-Georges, se dirigeaient rapidement vers la barrière d’Orléans et amenaient les voyageurs à la porte de la Roseraie. On suivit un petit chemin bordé de roses, jonché de roses, abrité par les feuillages de rosiers grimpants. Et on arriva au théâtre des Roses, dont les gradins sont de gazon.

» Comme rampe, des roses vives; comme scène, un tertre; comme décor de fond, une légère colonnade, des statues et, plus loin, le feu sacré qui brûlera pendant toute la représentation, et que la pluie essaiera vainement d’éteindre.

» Car l’orage — l’orage pour rire de la symphonie pastorale — éclata comme on venait d’exécuter les premiers morceaux du programme. La pluie chassa tous les spectateurs vers une vaste tente où, pour ne pas perdre de temps, on goûta. Et quand on eut goûté, l’orage — il avait le mot, sans doute — cessa, et ne servit plus que de thème aux merveilleuses improvisations de M. Jean Richepin. »

(Gil Blas)

 « La Fête des Roses, donnée par L’Université des Annales à la Roseraie de l’Hay, chez M. Gravereaux, a été un véritable enchantement des yeux et de l’esprit. Il eût été difficile de réunir dans un cadre aussi idéal tant de poètes, d’artistes et de notabilités mondaines. On peut dire que tout Paris assistait à cette fête et y prit plaisir. Les invités passèrent sous des arceaux fleuris, dans un dédale de roses, jusqu’au théâtre de verdure qui, lui-même, est un bouquet fleuri, et dans ce cadre unique se déroula un programme incomparable.

» Les poètes vinrent chanter dévotement la rose, reine des fleurs, et quels poètes! Jean Richepin d’abord, qui se surpassa lui-même et fut lyrique, émouvant, enthousiaste, dans une conférence qui transporta l’auditoire. Il semblait que ses paroles fissent naître les roses, le soleil, la joie, l’ivresse. Ce fut exquis. »

(L’Eclair)

« Ce fut une fête de poésie, de jeunesse et d’amitié, que celle donnée, hier, par L’Universite des Annales chez M. Gravereaux, à cette célèbre Roseraie de l’Hay, qui est un enchantement, un paradis fleuri.

» Le programme était digne du cadre! Des poètes et encore des poètes, des artistes et encore des artistes! Ce fut vraiment une idée originale et charmante que de faire chanter la Rose, dans ce théâtre de verdure, embaumé de fleurs, par les poètes. Jean Richepin, dans une improvisation fougueuse, ardente, magnifique, glorifia la Rose comme jamais, sans doute, elle ne le sera plus.

» Il faudrait citer les huit cents noms de Parisiens appartenant aux lettres, aux arts, au monde. Et la dernière vision fut celle d’Isadora Duncan, dans ses danses merveilleuses. »

(La Liberté)

« Il n’est pas de Parisien qui ignore la magnifique Roseraie de l’Hay, proche Bourg-la-Reine, où M. Gravereaux a rassemblé, en un parc aménagé dans le pur style français, une collection unique de roses: roses d’hier et d’aujourd’hui, roses de France et d’Extrême-Orient; roses de demain préparées, étudiées, dans un jardin d’essai. Toute l’histoire de cette fleur aux coloris si variés, au parfum si délicat, se lit en ces parterres. Dans ce cadre merveilleux, mis à leur disposition par M. et Mme Gravereaux, M. et Mme Brisson avaient convié, hier, les conférenciers, les auditrices et les amis des Annales à une fête dont le souvenir ne se perd pas. Sur le théâtre des Roses, M. Jean Richepin parla en poète de la rose, et d’éminents artistes, des poètes, chantèrent la fleur superbe, en ce temple qui lui a été élevé. Musique grecque, musique française, interprétées sur la lyre, la flûte, le piano; poésies de tous les temps, voilà ce qu’entendirent les invités de M. et Mme Adolphe Brisson. Le programme était très chargé et son exécution nous mena fort avant dans la journée. Nous renonçons à le détailler. »

(Eugène R., Journal des Débats)

« L’Université des Annales donnait, mercredi, à la Roseraie de l’Hay, mise à sa disposition si aimablement par M. et Mme Gravereaux, sa « Fête des roses ».

» Qui ne connaît cette fameuse Roseraie ne peut s’imaginer l’enchantement que l’on éprouve à errer sous ses tonnelles, toutes inondées des parfums les plus suaves, toutes enchevêtrées des espèces les plus diverses de la plus belle des fleurs.

» Dans ce cadre vraiment ravissant, se trouvait l’élite du Tout-Paris artistique et littéraire venu applaudir la fête à laquelle la conviaient M. et Mme Adolphe Brisson. »

(Paris-Journal)

~~~

Nous donnons ici le beau programme, tel qu’il fut exécuté avec le succès auquel tout le monde se plaît à rendre hommage.

1912-12-01 Journal Université Annales p722-3_wp

La fête commença par L’Evocation Grecque, et nos lectrices savent déjà le succès obtenu par M. Louis Fleury et Mlle Sorga, accompagnés à la lyre antique par M. Maignien. Quelques gouttes de pluie tombent, mais personne n’y prend garde. Les oiseaux chantent et font le plus doux accompagnement aux vers de M. Nigond.

ORPHÉE AU TOMBEAU D’EURYDICE

N’entends-tu pas mon chant et ma plainte étouffée?
Je veux sur ton sommeil veiller comme autrefois.
Ah! que n’est-ce plutôt, à l’ombre du grand bois,
Eurydice qui vient vers le tombeau d’Orphée!

Entre mes bras d’amant je t’aurais réchauffée,
Ma voix harmonieuse eût ranimé ta voix
Et j’aurais doucement mis en tes petits doigts
Les fleurs dont au réveil tu te serais coiffée.

O Mort! Prends en pitié ceux qui se sont aimés!
Puisque ses yeux sont clos, que mes yeux soient fermés,
Que mon front soit glacé, que mon cœur s’engourdisse,
Et que ta main, au nom des maux que j’ai soufferts,
Par le gouffre où rugit la bouche des Enfers,
Guide mes pas tremblants vers l’ombre d’Eurydice!

GABRIEL NIGOND.

~~~

Il pleut davantage; quelques parapluies s’ouvrent… Mais M. Jean Richepin paraît… Le ciel lui-même se reprend à sourire, et le public lui fait une ovation formidable.

Voici la conférence, ou, plutôt, la merveilleuse improvisation qu’il lance de sa voix qui défie les éléments et charme la nature…

CONFÉRENCE DE M. JEAN RICHEPIN

Mesdames, messieurs,

Vous pensez bien que, dans ce lieu féerique, après les danses délicieuses que vous venez de voir, après les chants que vous venez d’entendre, je ne vais pas vous faire ce qu’on appelle une conférence, pas même une causerie; d’ailleurs, vous le voyez, je n’ai pas de table devant moi, pas de tapis vert, sinon la verdure, pas de verre d’eau, sinon, hélas! celle qui va peut-être tomber tout à l’heure; mais ne nous en occupons pas! (Rires.)

Je voudrais, pour une fois, par hasard, essayer ce que je n’essaye jamais dans aucune conférence, de croire que je vais vous enseigner quelque chose. C’est bien prétentieux en venant ici; car j’y étais venu, moi, avec l’espoir que j’allais y apprendre quelque chose moi-même sur les roses. Je me serais alors adressé à M. Gravereaux, et je l’aurais prié de m’enseigner tout, c’est-à-dire tout ce qu’il sait et tout ce que j’ignore. Mais, au contraire, je vais profiter du très peu de temps que j’ai (car je n’ai pas l’intention de vous retenir longtemps aujourd’hui, soyez tranquilles) pour essayer de lui apprendre à lui-même quelque chose au sujet des roses. Ce quelque chose m’est venu tout à l’heure, non pas en écoutant chanter le rossignol, quoique je l’aie bel et bien entendu, niais en regardant danser ces danses grecques.

Quelle est l’origine de la rose? On l’attribue d’ordinaire au dieu Eros, d’après la légende d’Adonis. Un buisson de roses, créé soudain par le fils d’Aphrodite, aurait entouré et voilé aux regards de la déesse le lit funéraire de celui qu’elle aimait. Ce n’est pas cette légende que je vous raconterai puisqu’elle est connue. J’en sais une autre, que vous ne lirez nulle part dans la littérature grecque, car aucun poème ne lui a été consacré, et l’on n’en trouve même point trace dans quelque scoliaste byzantin ou polygraphe alexandrin. J’ai tâché de la reconstituer exprès pour vous, et je vous dirai ensuite où j’en ai pris les éléments.

1912-12-01 Journal Université Annales p725_wpVous vous rappelez, certainement, l’histoire merveilleuse narrant la naissance d’Aphrodite. Rien n’est plus beau comme symbole dans la mythologie d’aucun peuple. Permettez-moi de vous la résumer en quelques mots. Khronos, le Temps, armé de sa terrible faux contre son père, Ouranos, le Ciel, l’avait mutilé. Le sang d’Ouranos tomba dans la mer; et de ce sang, mêlé à l’écume des vagues, naquit Kypris Aphroditè, à la fois blanche comme l’écume de la mer et rose comme le sang du vieux Titan, pourpre diluée dans les flots. (Vifs applaudissements.) À peine venue ainsi au monde, Zéphire la recueillit dans une conque et la porta jusqu’à l’île de Chypre, où elle fut élevée par les Heures printanières. De là, elle se rendit dans l’Olympe, où vous devinez de quelles triomphales acclamations on la salua; tous les immortels en devinrent à l’instant même éperdument amoureux. Pour ne pas faire de jaloux, Zeus la donna au plus laid d’entre eux, Héphaistos, le boiteux, dieu de la Foudre, celui qui rôde précisément autour de nous en ce moment (Rires.), toujours grondant et en colère selon son habitude. Ne le troublons pas! (Rires.)

Aphrodite, vous ne l’ignorez point, avait parmi ses privilèges, lorsqu’elle marchait, celui de faire éclore toutes les fleurs sous ses pas. Cependant, il y en eut une qui ne voulut pas naître de la sorte : et celle-là fut, tout juste, la rose, qui plus tard devait lui être consacrée. Une seule petite rose y consentit, l’églantine, que vous connaissez, qui est la rose sauvage, une humble et simple fleurette, avec très peu de corolles, qui n’a presque pas d’odeur, qui est blanche légèrement teintée de rose, et qui ne ressemble pas du tout à la rose triomphale, voluptueuse, délicieuse, énorme, telle que vous en voyez ici, par exemple, dans les innombrables, les milliers de variétés qu’on y fait fleurir. Vous n’ignorez pas non plus que c’est de cette simple petite églantine, par la greffe, qu’on fait sortir toutes les roses. Mais voici ce que M. Gravereaux lui-même ne sait peut-être pas: c’est… comment en sortit la première rose, de cette églantine. Je vais vous le révéler.

~~~

Un jour, Aphrodite regardait l’églantine et s’étonnait de ne pas trouver en elle la pourpre qu’elle avait vue dans le sang dont elle était née; car vous pensez bien qu’à peine née elle connaissait déjà tout, étant Immortelle, et femme. Et vous vous figurez aussi, sans doute, qu’au moment où, comme dit Musset, elle avait fécondé le monde en tordant ses cheveux, elle avait vu aussitôt, autour de sa splendeur, et s’en illuminant, tout le ciel s’embraser d’une aurore qu’on ne reverra certainement plus jamais. Or, à ce souvenir, elle regrettait que l’églantine ne fût que cette pauvre petite fleur vaguement teintée, et n’eût rien gardé de la grande aurore éblouissante née avec Aphrodite. Irritée contre l’églantine, elle la saisit, en brisa la tige et jeta la fleur par terre. Mais l’églantine était femme, et les femmes sont vindicatives, — je vous demande pardon, mesdames! (Rires.) En se voyant ainsi méprisée et maltraitée, l’églantine piqua le doigt d’Aphrodite. Le sang de la déesse jaillit! Et’ c’est de ce sang divin que naquit la première vraie rose, la Rose qui a la couleur des lèvres d’Aphrodite et qui a l’odeur de son sang, odeur où s’épanouissent la vie, le rire, le bonheur, l’extase, hominum divumque voluptus, comme a dit le grand poète Lucrèce, volupté des hommes et des dieux! (Vifs applaudissements.)

Et c’est pourquoi la rose demeura la fleur consacrée à Kypris Aphroditè; et c’est pourquoi elle continua, même pour le monde entier, en dehors de la mythologie grecque, à symboliser, à incarner la joie de vivre, et la plus belle de toutes, inutile de vous dire son nom, que la Nature crie, et que murmurent toutes ces rouges lèvres de roses dont le souffle, à lui seul, conjugue le verbe aimer.

La rose a symbolisé cela, d’abord, et à jamais; et, du même coup, elle symbolise tout ce qui, de loin ou de près, rapproche de cette joie suprême, c’est-à-dire la poésie, l’art, la fantaisie, le lyrisme; et voilà pourquoi la rose était nécessaire au monde. Si Aphrodite ne l’avait pas créée en se piquant, le monde serait mort depuis longtemps. C’est parce que la rose est née, que le monde a continué d’être. (Rires.) Aussi, un poète sonneur de ballades a-t-il eu raison de faire une ballade que je vais vous dire, un peu brutale dans sa forme, familière même, mais qui, je crois, ici, en plein air, ne choquera personne de ses paroles un peu… voyantes :

BALLADE POUR EXPLIQUER LA NÉCESSITÉ DE LA ROSE

Chez toi l’on se rue en cuisine,
O banquier, roi de l’univers.
De partout l’on t’emmagasine
Fraises, raisins, pêches, pois verts,
Même au fort des plus durs hivers.

Pourtant, tu mangerais, morose,
Si les fleurs manquaient aux couverts.
On vit sans pain; pas sans toi, Rose!

(Vifs applaudissements.)

Toi qu’affame notre lénine,
Vieux pauvre, aux tas d’ordure ouverts,
Ta faim avec les chiens cousine,

Parmi les détritus divers,
Os, trognons, lambeaux pleins de vers.
Tiens, des sous! Que ton cœur s’arrose
D’alcool qui le… mette à l’envers!
On vit sans pain; pas sans toi, Rose!

Le long des murs noirs de l’usine
Juin fleurit dans les mâchefers.
Sous le rideau de ma voisine
J’aperçois des bouquets offerts.
La mignonne chante au travers,
Rose, en dépit de la chlorose
Que lui font les jeûnes soufferts.
On vit sans pain; pas sans toi, Rose!

1912-12-01 Journal Université Annales p726_wp

ENVOI

Prince, les sots et les pervers
Disent que ça suffit la prose.
Non, le monde a besoin des vers!
On vit sans pain; pas sans toi, Rose!

(Longs applaudissements.)

Et la preuve qu’on ne vit pas sans rose, c’est que, même lorsqu’il n’y en a pas, et même quand il y en a, on se crée aussi d’autres roses, j’allais dire artificielles, mais non, car ce ne sont pas des roses en papier ni en étoffe, ce sont les roses de l’imagination, ce sont les roses de la chimère, qui sont, quelquefois (toujours, même, à un certain âge), plus belles que les roses de la réalité. Un poète l’a dit aussi :

Ah! ce qu’on n’a pas, comme on l’aime!

En effet, les roses qu’on voudrait cueillir, ce n’est pas seulement celles que l’on voit autour de soi, ici surtout, où l’on n’a qu’à se baisser, qu’à allonger la main, pour les prendre. Non! Ce sont les roses de là-bas, du couchant, du levant. Rappelez-vous, si quelques-uns d’entre vous m’ont fait l’honneur, cet hiver, cette saison, d’être à L’Université des Annales et d’assister à l’étude du Roman de la Rose, rappelez-vous les transformations du sujet. Guillaume de Lorris, tout d’abord, qui ne voit dans la Rose que ce bouton perdu au fond du Verger d’Amour, bouton représentant le premier amour que l’homme doit cueillir dans sa vie, bouton duquel tout l’écarte, où Bon-Accueil le fait arriver, mais que, malgré tout, il ne peut cueillir. Il reste enfermé dans une prison, gardé par une horrible vieille qui est la Vie; l’horrible vieille qui est toujours jeune, c’est ce qui fait qu’on l’aime malgré tout. Vous vous rappelez que Jehan de Meung, Clopinel, le terrible vilain, l’homme issu de la plèbe et de la glèbe, trouvant que cette Rose était funeste, imaginait une autre rose plus belle, plus grande, idéale, la rose qu’il voudrait chercher, lui, par l’alchimie, par la science, par tous les travaux des arts, la rose du bonheur futur de l’humanité; car on y a déjà pensé à cette époque-là. Lui, il y a pensé, vous savez avec quelle force, avec quelle puissance, dans ce poème que je n’ai pas craint de comparer à La Divine Comédie de Dante; presque plus beau, car l’un amasse tout le passé pour faire un poème; et celui-ci cueille tout l’avenir que nous n’avons pas encore fini de vivre pour faire son poème à lui. Cette rose-là, en effet, nous la cherchons toujours, cette rose idéale, cette rose de la chimère suprême, pour laquelle un poète a dit:

Pèlerins haletants, las sous des cieux funèbres,
Plantons dans l’avenir notre vœu flamboyant,
Et que ces grains de feu fécondent les ténèbres!
Il faut forcer l’aurore à naître, en y croyant.

(Vifs applaudissements.)

~~~

Hélas! nous avons beau nous efforcer d’y croire; de temps en temps, nous désespérons, nous voyons que cette aube n’arrivera pas, qu’il fait toujours nuit autour de nous; alors, on sent une fatigue, on voudrait être consolé, on voudrait ne plus chercher tout à fait dans l’avenir, mais, autour de soi, dans le présent, cueillir de petits bonheurs. Eh bien! c’est la rose qui est encore le symbole de ceux-là. Petits bonheurs qui sont la tendresse, la douceur familiale, les enfants à élever, le calme, le devoir. Ce ne sont pas des roses flamboyantes, mais ce sont des roses qui sont charmantes aussi, qui ont leur douce odeur; et la fleur la plus simple, la plus modeste nous dit:

— Cueille-moi, cueille-moi, tu seras heureux de me respirer.

C’est le conseil du bon et sage poète Banville, disant qu’il ne faut pas être trop ambitieux, et que la joie est aux gens de peu de désirs.

Au cœur sous la tombe enfermé,
Que reste-t-il? D’avoir aimé
Pendant deux ou trois mois de mai.
Cherchez les effets et les causes,
Nous disent les penseurs moroses.
Des mots! Des mots! Cueillons les roses!

(Vifs applaudissements.)

1912-12-01 Journal Université Annales p727_wpAlors, on les cueille, ces roses, quelles qu’elles soient, même très humbles; et, quand il n’y en a pas du tout, on s’imagine qu’il y en a, on cueille n’importe quelle petite chose, et l’on se dit:

— Dès l’instant que je l’ai, moi, et qu’elle est bonne, et tendre, et qu’elle me rend la vie aimable, pourquoi ne l’aimerais-je pas?

Et le poète a écrit, sur ce sujet, La Ballade de la Reine des Fleurs. Je vais oser la dire ici, devant toutes ces roses si belles, si resplendissantes, si impériales, autour de nous, devant ces merveilles dont chacune est comme une goutte de la royauté apanageant la Rose; et malgré cette royauté que personne ne lui dispute, à la grande Rose, vous allez voir que le fou de poète a raison de donner raison contre elle à celle qu’il appelle la Reine des Fleurs.

 

BALLADE DE LA REINE DES FLEURS

La Rose est la Reine des Fleurs! Soit!
Mais un mot qui court les rues
Dit que des goûts et des couleurs
Les disputes sont incongrues.
Il a raison. Les fleurs sont drues.

Chacun en cueille une en chemin.
La reine, entre tant d’apparues,
C’est la fleur qu’on a dans la main.

Tout a sa fleur : les bois siffleurs,
Les champs blessés par les charrues,
Les prés où l’aube a mis ses pleurs,
Les bords des rivières accrues,
Même les rocs noirs de verrues.
Blanche, ou bleue, ou jaune, ou carmin,
Celle qu’on croit des plus courues,
C’est la fleur qu’on a dans la main.

Les épiciers, les emballeurs,
Les niais, les coquecigrues
Et les fous ont aussi les leurs.
On peut voir des âmes férues
Pour les sauges et pour les rues.

Parfois, on traite en Benjamin
Un chardon aux crêtes bourrues.
C’est la fleur qu’on a dans la main.

ENVOI

Prince, que mes leçons soient crues :
La fleur fleurant mieux que jasmin,
La reine des fleurs encore eues,
C’est la fleur qu’on a dans la main.

(Vifs applaudissements.)

Cependant, il y en a encore une qui est peut-être plus chère que celle-là; et je m’aperçois, en arrivant à la fin de mon sermon (car c’est presque un sermon que je vais avoir fait, un sermon en deux points, puisque je vous ai parlé sur la fleur de l’avenir et sur la fleur présente), je m’aperçois, donc, que j’ai oublié la fleur du passé, à quoi je vais maintenant venir, pour que mon sermon soit enfin en trois points. Je ne crains qu’une chose : c’est qu’avant de le terminer, le quatrième point menaçant (il était là tout à l’heure, il est de ce côté maintenant, laissons-le partir) ne vienne nous interrompre! (Rires.)

Le voilà au diable, ce vilain nuage! Vite, en attendant qu’un autre le remplace, prenons loisir de la louer un peu aussi, la pauvre fleur du passé, si charmante, et dont le poète Agrippa d’Aubigné a dit :

Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise.

En effet, c’est la rose qui va s’en aller, c’est la saison qui finit. Après celle-là, il n’y en aura plus, hélas! Je vois ici bien de jeunes visages qui ne connaissent pas encore ces roses d’automne. Quand vous les connaîtrez, plus tard, vous comprendrez la douceur qu’on trouve à les cueillir; et vous verrez que, souvent, c’est quand il ne reste plus aucune rose du tout, que l’on sent à plein combien la rose était bonne, était délicieuse, était nécessaire; car, si l’espoir du bonheur est une chose suave, le souvenir d’un bonheur est peut-être plus suave encore. Celui-là, on sait qu’on l’a eu, on en jouit, on s’en est imprégné, on l’a jusqu’au fond de soi-même, il est devenu partie intégrante de votre âme, de votre cerveau et de votre cœur.

~~~

Ah! la joie de revivre tout le bon que l’on a eu! Tenez! je crois que lorsque la Terre, qui est, dit un philosophe ancien, comme une sorte d’énorme animal ayant une âme collective dont nous sommes les petites parcelles (car nous n’en sommes pas seulement la vermine, comme a dit ce philosophe, mais nous en sommes aussi les petits atomes composant son âme), lorsque la Terre sera devenue à son tour une très vieille dame, mais encore très belle… Terre, nous t’admirons et nous t’aimons comme tu es; mais tu connaîtras aussi les effroyables déchéances de l’âge; tu te dessécheras; le soleil ne te donnera plus ses baisers qui te font vivre; et, alors, tu perdras peu à peu ta verdure, tes arbres, tes f:eurs; tu deviendras un squelette, tu seras pareille à la lugubre lune, à ce fantôme qui te suit dans le ciel en t’annonçant ta fin prochaine!… Ce jour-là, quand la Terre sera devenue cette très vieille dame à l’agonie, prête à être dispersée en poussière dans le ciel, elle fera ce qu’a dit Bossuet dans un de ses sermons. Je vous ai déjà cité cette admirable image où il compare la vie à un grand mur blanc dans lequel les instants heureux sont plantés comme des clous d’or; ces clous illuminent toute la vie; mais, quand on veut les ramasser au dernier moment, on s’aperçoit que cela remplit à peine le creux de la main. Or, Bossuet, tout sublime orateur qu’il était, a oublié une chose (il était évêque, et il n’a pas pu, il n’a pas dû y penser) : c’est qu’il n’y a pas seulement des clous d’or dans le mur, et qu’il y a aussi de petites roses, qui sont restées de vieilles petites roses presque fanées, qui sentent la rose morte; mais l’odeur de la rose morte est encore une odeur exquise, puisque c’est celle de l’essence de rose, la plus précieuse de toutes les essences, qui, avec une goutte d’elle-même, si petite qu’elle soit, peut parfumer tout un océan. Eh bien (j’achève enfin, après toutes ces parenthèses)! quand la Terre sera la vieille dame dont je viens de parler et qu’elle ramassera tous les clous d’or dans le creux de sa main, elle trouvera aussi les petites roses fanées, le vieux petit flacon où il y aura une goutte d’essence de rose, et c’est celle-là qu’elle respirera, c’est sur ce parfum qu’elle quittera la vie; et, comme au dernier moment on répète le nom des êtres qu’on a aimés, des belles choses qu’on a vues, elle .se rappellera que tout ce qui a vécu sur elle, l’homme, et surtout la moitié de l’homme, la femme, a été la chose la plus délicieuse, la plus noble, la plus exquise, qu’elle ait créée, et que l’image de cette femme, c’était précisément la rose, l’image d’Aphrodite, l’image de la volupté, de l’amour; et, en s’en allant rouler dans les cieux, vers le néant ou vers la résurrection dans une autre étoile, les derniers mots qu’elle criera, la vieille Terre, les mots suprêmes où revivra toute sa vie, ces mots divins seront :

— Amour! Amour! Rose! Rose! Rose!

(Applaudissements prolongés. L’auditoire rappelle avec enthousiasme l’admirable poète, qui vient d’improviser, dans un emportement magnifique, l’hymne à la Rose.)

JEAN RICHEPIN, de l’Académie française.

~+~+~+~+~

Les poètes, ensuite, font entendre des chants qui, dans ces jardins embaumés, touchent tous les cœurs. Ah! le beau rêve que les poètes font vivre devant nous! Dans ce royaume féerique, au milieu de cette forêt de fleurs, vraiment le langage des dieux est le seul qui semble digne de ce temple de la Beauté, de ce cadre unique qui éblouit tous les yeux et tous les cœurs.

LE SOMMEIL DE L’AMOUR

Les roses s’endormaient au profond du jardin
Dans le silence bleu de la lune endormie,
Quand, las, pour son sommeil cherchant une ombre amie,
Eros, parmi les fleurs, s’est abattu soudain.

O miracle! au toucher du dormeur enfantin,
Tout s’éveille: un désir monte en cette accalmie;
Un rayon vient du dieu baiser la chair blêmie;
Les fleurs tendent vers lui leurs lèvres de satin.

Sous l’abandon des bras, sous la langueur des branches,
Les rosiers en amour ont assoupli leurs branches
Pour faire à son corps tiède un berceau parfumé;
Et l’on voit — harmonie et caresse des choses —
Se joindre et se confondre, en un frisson pâmé,
Le bleu du clair de lune et le rose des roses.

AUGUSTE DORCHAIN

*

UNE FLEUR

C’est une fleur devant le lac de la forêt.
Elle est bleue au milieu de tout le vert silence;
Molle, elle ploie au vent, ou droite, elle s’élance;
En elle, un infini mystère transparaît:
Douce avec gravité, tendre avec vigilance,
Elle est comme quelqu’un d’ingénu qui saurait
Un humble et merveilleux secret.
Elle est seule, dans l’ombre exquise, loin du monde,
Svelte, dressée au bord de l’onde,
Penchée un peu parfois, afin d’interroger
L’heure qui glisse en lents reflets légers
Sur l’eau glauque et profonde.

L’air semble la frôler de caresses furtives;
Elle rêve parmi l’herbe rase des rives.

Une haleine de vent
Argente l’eau souvent
De grands cercles rapides;
Souvent. un vol d’oiseau
Y jette un long réseau
De moires et de rides…

Dans le lac onduleux on voit trembler alors
Le reflet de la fleur sur le reflet des bords…

— À peine elle vivra quelques matins d’été;
Et pourtant, loin de l’homme et de sa turbulence,
Mieux qu’en de longs jours agités,
Heureuse, dans sa calme et brève somnolence,
Elle suspend la vie à sa sérénité.
L’instant au-dessus d’elle a l’air d’être arrêté;
Parfois même, on croirait entendre palpiter
Son vol fixé qui se balance…

Et le temps vient mourir au bord de son silence,
Et l’on sent vivre en elle un peu d’éternité.

FERNAND GREGH.

*

UNE FLEUR À LA FOIS

Ne me donne pas plus d’une fleur à la fois,
Je me suis fiancée aux choses solitaires.
Mon désir, je sais bien les dons que tu préfères
A tous ceux qui chargeaient mes genoux et mes doigts.

Ton sort rêve et ressemble à quelque rose unique
Qui saigne de sourire au vide des jardins.
Tu ne veux et n’entends, parmi le verbe humain,
Qu’une seule parole exquise et magnifique.

Vouée aux voluptés, pure malgré ses vœux,
Que l’offrande odorante, ami, soit une rose!
Je me suis fiancée à l’ardeur où repose
Le tendre isolement d’un destin amoureux.

Et la fleur veuve aura mes cheveux frais pour tombe,
Mes cheveux lui seront tombe douce et linceul.
Mon désir, pour fermer vos ailes de colombe,
Il ne vous a fallu qu’un seul baiser, un seul.

Le regret des rameaux et des longues guirlandes
Ne viendrait plus tiédir ma main qui les tressait,
Si j’obtenais de toi la fleur de mon souhait
Où tremblent des ardeurs singulières et grandes.

Sombre et dolente un peu de n’avoir point de sœur,
Elle dira le deuil de ceux qu’on abandonne,
Et son sein contiendra bien plus qu’une couronne
Le parfum qui ravit et blesse avec lenteur.

Que la vie innombrable, abondante et hâtive,
Tourne autour de mes jours sans y rien laisser choir!
Ma coupe aura versé tout le vin du pressoir
Dans la goutte où ma lèvre a bu l’extase vive.

J’ai clos d’un seul regard mon cœur illimité;
Pour enivrer le ciel il suffit de la lune,
Le rossignol contient dans son chant tout l’été.
Je ne veux qu’une fleur, ô mon ami, rien qu’une!

HÉLÈNE VACARESCO.

*

 MUSIQUE

Viens. Ferme tes yeux lourds sur mon cœur, ton domaine.
Donne ta main; restons ensemble sans nous voir,
Laissons — puisque le doute augmente avec le soir —
En l’Orchestre infini passer notre âme humaine.

Notre âme! Son espoir, sa souffrance et ses jeux!

L’attente a frissonné parmi le grand silence
Et le premier accord soudainement s’élance
Comme un frisson d’éclair sous un ciel orageux.

La voix s’épanouit, rêve, domine, implore;
La harpe égrène au loin l’eau d’un ruisseau caché;
Sous le nerveux appel du triomphal archet,
Le violon pensif cambre son corps sonore.

Fille des roseaux creux, champêtres et dorés,
La flûte offre à la nuit ses souples étincelles,
Tandis que le sanglot profond des violoncelles
Descend au fond des coeurs pour y pouvoir pleurer.

Parfois, comme un bouquet frais de ses fleurs unies,
Pressé sous chaque main, se fane avec le jour,
Ainsi chaque instrument quitte et prend, tour à tour,
Jusqu’à ce qu’elle en meure enfin, la symphonie

Musique! Ma douleur en toi semble finir
Et ton chant qui s’éteint, soupire et se rallume,
Frappant, marteau divin, sur mon cœur, triste enclume,
Fait briller mon enfance aux feux du souvenir!

Vers le soir. L’ombre pâle entre sous la charmille,
Le seuil luit à travers le feuillage agité,
L’abeille explore encor la table du goûter,
Grand’mère dort devant la tasse à camomille.

Un cri sonne. L’on voit, autour du grand bassin,
Deux petits tabliers s’ébattre et sa poursuivre.
Une femme, sereine et tendre, lit un livre
En berçant un enfant frileux comme un poussin.

Au bord de l’eau, le pré, sous la vapeur légère,
Flotte. On entend gémir les meules du pressoir.
Les vendangeurs. s’en revenant, disent bonsoir.
Le troupeau passe, avec les chiens et la bergère.

La cour est blanche entre sa barrière et son buis,
Une entêtante odeur sort de l’étable ouverte
Et la lune est comme un quartier d’orange verte
Qui, du fond du ciel pur, se mire au fond du puits.

…Ma grand’mère, à présent, dort son sommeil suprême;
Les tabliers étaient Linette avec Armand;
La femme qui lisait, hélas! c’était maman;
L’enfant qu’elle berçait en lisant, c’est moi-même.

Toi qui, comme une mère, aujourd’hui m’as bercé,
Ton souvenir au sien se mêle et s’associe,
O musique! Et je t’aime et je te remercie
D’avoir fait sous ton chant renaître mon passé,

De me rendre ce soir mon enfance exilée,
De réveiller mes morts, ma campagne et mon toit,
Et de permettre enfin que, blotti contre toi,
Je pose mon front las sur ton épaule ailée!

GABRIEL NIGOND.

*

1912-12-01 Journal Université Annales p731_wp

MES FLEURS

J’aurai pu caresser la fraîcheur de vos tiges,
Respirer vos parfums, admirer vos couleurs;
J’aurai tué près de vous les frelons qui voltigent,
J’aurai jauni ma lèvre au pollen de vos cœurs:

Je vous aurai conté très doucement des mots
En couchant mon visage auprès de vos chairs
J’aurai souri de voir les rayons matinaux
Mettre un baiser timide au bord de vos calices lisses;

J’aurai pleuré d’angoisse au pétale qui cède,
Voltige en se crispant et va pourrir au sol,
Afin qu’après ma mort, un étranger possède
Mon jardin et mes fleurs comme on jouirait d’un vol.

Un autre foulera le sable comme on fait
Du talon, en disant: « C’est moi qui suis le maître »,
Et vous rétablira dans un dessin parfait.
Outré du cher désordre où j’avais su vous mettre.

Vous mourrez sous le feu du sécateur qui luit…
Mais, quand l’usurpateur, dont la main lourde tombe,
Viendra vous torturer en vous croyant à lui,
Tous vos parfums mêlés descendront dans ma tombe.

JEAN COCTEAU.

*

LE SCARABÉE

Je suis celui qui vit enfoui dans les fleurs,
Comme dans un sépulcre exquis, quand les chaleurs
Surchargent le jardin de leurs masses brutales,
Et j’y reçois le ciel sous un toit de pétales.
J’ai l’air, lorsque mon dos vert à peine ressort,

D’un avare qui s’est caché dans son trésor.
J’y suis comme un ermite est dans son ermitage.
Sans me distraire, ayant ma corolle en partage,
Pensif, je vis en elle absorbé; loin des yeux,
J’approfondis l’immense été minutieux.
Je m’enfonce toujours un peu plus; j’ai des ailes;
Je pourrais m’envoler en craquant d’étincelles,
Mais, au cloître vermeil que j’ai voulu choisir,
J’habite et je médite et serre mon plaisir,
Et retiré, laissant le tourbillon des choses,
J’y reste, et je renonce au monde, ayant les roses.

ABEL BONNARD.

*

JARDIN PERSAN

Je rêve d’un jardin, sous ses fleurs expirant,
Près de Baghi-Haram, dans le soir odorant,
Quand un vent tiède, ondé, vient du golfe Persique;
Jardin près d’un palais orné de mosaïque,
Au temps où les rosiers sont d’ardents bataillons
De pourpre, de parfums, de force et de rayons.
Je serais là; l’eau douce, opaque, chaude et verte
Luirait, de petits ponts à moitié recouverte.
Je penserais aux jours d’Assuérus, d’Esther.
Une telle douceur persane emplirait l’air
Que tout aurait pour moi, dans l’ombre cramoisie,
Le parfum de santal des beaux bazars d’Asie.
Un blanc jet d’eau ferait, frappant ses petits coups,
Ce bruit qui donne soif et rend féroce et doux.
Je serais le milieu de la beauté du monde.
Un immense repos glisserait comme une onde
Sur mes yeux enivrés d’un lent, d’un calme émoi.
— Mais quand déjà mon ciel est trop divin pour moi,
Quand déjà les rosiers de mes jardins de France
Nous torturent de vague et de tendre espérance,
Quand déjà leur parfum est sur nous si puissant
Qu’on sent les os se fondre et se mêler au sang,
Quand le jaune jasmin enguirlandant la porte
Se coule dans ma bouche et dans mon cœur descend
Jusqu’à ce que je sois brûlante et demi-morte
À force de plaisir. de soupirs et d’encens,
Se pourrait-il vraiment que notre corps supporte
La beauté d’un jardin dans l’empire persan?

MATHIEU DE NOAILLES.

*

LES ROSES DE SAADI

J’ai voulu, ce matin, te rapporter des roses;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.

Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir;

La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est toute embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

MARCELINE DESBORDES-VALMORE.

*

LA NATURE

— La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre,
C’est l’hiver; nous avons bien froid. Veux-tu, bon
Être dans mon foyer la bûche de Noël?
— Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.
Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,
Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.
Aimez, vivez. — Veux-tu, bon arbre, être timon
De charrue? — Oui, je veux creuser le noir limon
Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.
Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,
La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert,
Et l’aube en pleurs sourit. — Veux-tu, bel arbre vert,
Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,
De la maison de l’homme être le pilier? — Frappe.
Je puis porter les toits, ayant porté les nids.
Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis;
Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles;
Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.
— Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau?
— Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.
Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,
Ce qu’est pour vous la tombe; il m’arrache à la terre,
Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.
J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,
Et dont plus d’un essaim me parle à son passage.
Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,
Le profond océan, d’obscurité vêtu,
Ne m’épouvante point: oui, frappe. — Arbre, veux-tu
Être gibet? — Silence, homme! va-t’en, cognée!
J’appartiens à la vie, à la vie indignée!
Va-t’en, bourreau! va-t’en, juge! Fuyez, démons!
Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts;
Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches;
Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches!
Arrière! Hommes, tuez! ouvriers du trépas,
Soyez sanglants, mauvais, durs; mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,
Vous chercher un complice au milieu des grands chênes!

Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,
L’arbre mystérieux à qui parlent les vents!
Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.
Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.
Allez-vous-en! laissez l’arbre dans ses déserts.
A vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,
Accouplez l’échafaud et le supplice; faites.
Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes
Le malheureux, chargé de fautes et de maux.
Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux!

VICTOR HUGO.

*

À UNE FLEUR

Que me veux-tu, chère fleurette,
Aimable et charmant souvenir?
Demi-morte et demi-coquette,
Jusqu’à moi qui te fait venir?

Sous ce cachet enveloppée,
Tu viens de faire un long chemin.
Qu’as-tu vu? que t’a dit la main
Qui sur le buisson t’a coupée?

N’es-tu qu’une herbe desséchée
Qui vient achever de mourir?
Ou ton sein, prêt à refleurir,
Renferme-t-il une pensée?

Ta fleur, hélas! a la blancheur
De la désolante innocence;
Mais de la craintive espérance
Ta feuille porte la couleur.

As-tu pour moi quelque message?
Tu peux parler, je suis discret.
Ta verdure est-elle un secret?
Ton parfum est-il un langage?

S’il en est ainsi, parle bas,
Mystérieuse messagère:
S’il n’en est rien, ne réponds pas;
Dors sur mon cœur, fraîche et légère.

Je connais trop bien cette main,
Pleine de grâce et de caprice,
Qui d’un brin de fil souple et fin
A noué ton pâle calice.

Cette main-là, petite fleur,
Ni Phidias ni Praxitèle
N’en auraient pu trouver la sœur
Qu’en prenant Vénus pour modèle.

Elle est blanche, elle est douce et belle,
Franche, dit-on, et plus encor!
À qui saurait s’emparer d’elle
Elle peut ouvrir un trésor.

Mais elle est ange, elle est sévère :
Quelque mal pourrait m’arriver,
Fleurette, craignons sa colère.
Ne dis rien, laisse-moi rêver.

ALFRED DE MUSSET.

*

1912-12-01 Journal Université Annales p733_wp

LES ROSES DE GUELDRE

J’ai voulu, ce matin, te rapporter des roses.

DESBORDES-VALMORE.

J’ai voulu t’apporter cette touffe neigeuse,
Où l’averse, fluide et pâle voyageuse,
Au passage a jeté ses brusques diamants.
Et, pour cueillir ma gerbe à ces viornes blanches,
J’ai trempé mes doigts chauds dans la fraîcheur des branches,
Et si fort balancé leurs clairs enchantements,
Qu’ils soufflaient sur mes bras une molle risée
De pétales épars, de fleurs et de rosée.
Le buisson secoué riait entre mes mains,
Égrenant son collier de perles aux chemins
Et me pleuvant aux yeux sa douce éclaboussure,
Où, par place, brillait un éclair de ciel bleu.
Un printemps de clarté s’annonçait en ce jeu,
Et j’évoquais, comme une chose bonne et sûre,
Le baiser, à mon front mouillé de roses en pleurs,
Que tu me donnerais en échange des fleurs!

MME FERNAND GREGH.

*

ROSES D’AUTOMNE

À Mme°Adolphe Brisson.

Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise.
(Agrippa d’Aubigné.)

— Écolier, ta plume est pensive;
Reviens de la lointaine rive Où ton esprit alla, rêvant…
— Démon, n’entends-tu point le vent
Qui gronde et geint parmi les branches;
— Écolier, ces pages sont blanches;
Pourquoi ne les noircis-tu pas?
— N’entends-tu point sonner le glas
De la lumière et de la joie?
— Écolier, ton regard flamboie;
Le pli de ta lèvre est amer.
— Mon printemps redoute l’hiver.
— Écolier, ferme la fenêtre,
Clos les rideaux.
— J’obéis, maître.
— À présent, travaille, écolier.
— Je ne puis… Près de l’encrier,
Sont deux roses fraîches cueillies.
Vois combien elles sont jolies,
Ces roses aux tons effacés.
— Jette ces fleurs…
— Arrière! Assez!
Comment oses-tu, sacrilège,
Souiller leurs corolles de neige
De ton propos blasphémateur?
Elles ont, pour qu’avec ferveur
Vers leur cœur notre cœur se penche,
Mis la toilette du dimanche.
Quelques faibles taches de sang
Teintent de rose leur teint blanc
Si délicieusement pâle,
Et l’arome qui s’en exhale,
Éternel et divin encens,
Enivre l’âme avec les sens.
Puis, magiques apothéoses,
Ce seront les ultimes roses.
Avec elles, naît le regret
Qui suit tout ce qui disparaît…
De même que les hirondelles,
Roses d’automne, à grands coups d’ailes,
Vous nous quittez quand vient le vent.
Roses au parfum trop savant,
Roses de couleur éclatante,
À la sève surabondante,
— Roses de printemps et d’été, —
Vous n’êtes pas, en vérité,
Belles comme vos sœurs d’automne,
Car ce que j’aime en leur personne,
C’est surtout la gracilité,
C’est surtout la fragilité.

GUSTAVE HIRSCHFELD.

*

LE BERCEAU DES ROSES

À M. Jules Gravereaux, l
‘enchanteur de la Roseraie de l’Hay.

C’est ici le berceau des roses.
Toutes naissent en ce séjour.
Elles disent, à peine écloses,
« Vivent le printemps et le jour! »

Un magicien, caché dans l’ombre,
Fait sortir de terre, à son gré,
Chaque pétale clair ou sombre,
Embaumant les beaux soirs d’été.

La rose, qui fut favorite,
Est logée en son palais d’or;
Triomphante, telle Aphrodite,
On la veille quand elle dort…

Son histoire, longuement dite,
Figure en un temple sacré;
Sa généalogie inscrite
Montre quelle est sa parenté.

Le soleil filtrant sous la branche,
La brise agitant les roseaux,
Font resplendir la rose blanche
Chantant un hymne à Gravereaux.

Il est des roses rouges, vertes.
Beaucoup ont des tons orangés;
Il en est de lourdes d’alertes,
Comme des insectes dorés.

C’est un ravissement, un rêve
D’aspirer ce parfum grisant,
Surtout lorsque le soir s’achève
Sur ce spectacle éblouissant.

Artistes, rois, reines d’Asie,
Parcourez cet Eden ombré :
Vous y verrez votre Sosie
Au fond d’un calice azuré.

Semblable au Congrès de La Haye,
Tous les pays sont réunis :
La paix règne à la Roseraie,
En suivant ces sentiers fleuris.

Et c’est pour bénir l’espérance
Dans ce baptême européen,
Qu’au premier rang brille la France
Dans ce jardin élyséen.

C’est ici le berceau des roses
Où nous a conduits l’enchanteur :
Il nous montre en apothéoses
Que toute femme est une fleur.

RENÉ THOREL